L'île possède une végétation très spécifique formée de fougères et de fleurs que l'on ne trouve nul par ailleurs
Découverte merveilleuse : il
était donc possible d'échapper à l'implacable discipline de l'emploi du temps et
des cérémonies sans pour autant retomber dans la souille! Il était possible de
changer sans déchoir. Il pouvait rompre l'équilibre si laborieusement acquis, et
s'élever, au lieu de dégénérer à nouveau. Indiscutablement il venait de gravir
un degré dans la métamorphose qui travaillait le plus secret de lui-même Mais ce
n'était qu'un éclair passager. La larve avait pressenti dans une brève extase
qu'elle volerait un jour. Enivrante, mais passagère vision!
Désormais il recourut souvent à l'arrêt de la clepsydre pour se livrer à des
expériences qui dégageraient peut-être un jour le Robinson nouveau de la
chrysalide où il dormait encore. Mais son heure n'était pas encore venue.
L'autre île ne sortit plus du brouillard
rose de l'aurore, comme ce matin mémorable. Patiemment il ramassa sa vieille
défroque et reprit le jeu où il l'avait laissé, oubliant dans l'enchaînement des
menues tâches et de son étiquette qu'il avait pu aspirer à autre chose.
(...) - Je ne suis guère versé en philosophie, mais les longues méditations où
je suis réduit par force, et surtout l'espèce de délabrement de certains de mes
mécanismes mentaux, dû à la privation de toute société, m'amènent à quelques
conclusions touchant l'antique problème de la connaissance. Il me semble en un
mot que la présence d'autrui - et son introduction inaperçue dans toutes le9
théories - est une cause grave de confusion et d'obscurité dans la relation du
connaissant et du connu. Non pas qu'autrui n'ait à jouer un rôle éminent dans
cette relation, mais il faudrait que cela fût en son temps et en pleine lumière
seulement, et non de façon intempestive et comme à la dérobée.
Dans une pièce obscure, une chandelle promenée çà et là éclaire certains objets
et en laisse d'autres dans la nuit. Ils émergent des ténèbres illuminés un
moment, puis ils se fondent à nouveau dans le noir. Or qu'ils soient ou non
éclairés ne change rien, ni à leur nature ni à leur existence. Tels ils étaient
avant le passage sur eux du faisceau lumineux, tels ils seront encore pendant et
après ce passage.
Telle est l'image que nous nous faisons toujours à peu près de l'acte de
connais. sance, la chandelle figurant le sujet connais. sant, les objets
éclairés représentant tout le connu. Or voici ce que m'a appris ma solitude : ce
schéma ne concerne que la connaissance des choses par autrui, c'està-dire un
secteur étroit et particulier du problème de la connaissance. Un étranger
introduit dans ma maison, découvrant certains objets, les observant, puis se
détour. nant d'eux pour s'intéresser à autre chose, voilà ce qui correspond
précisément au mythe de la chandelle promenée dans une pièce obscure. Le
problème général de la connaissance doit être posé à un stade antérieur et plus
fondamental, car pour qu'on puisse parler d'un étranger s'introduisant dans ma
maison et furetant parmi les choses qui s'y trouvent, il faut que je sois là,
embrassant ma chambre du regard et observant le manège de l'intrus.
Il y a ainsi deux problèmes de la connaissance, ou plutôt deux connaissances
qu'il importe de distinguer d'un coup d'épée, et que j'aurais sans doute
continué à confondre sans le destin extraordinaire qui me donne une vue
absolument neuve des choses : la connaissance par autrui et la connaissance par
moi-même. En mélangeant les deux sous prétexte qu'autrui est un autre moi, on
n'aboutit à rien. Or c'est bien ce qu'on fait quand on se figure le sujet
connaissant comme un individu quelconque entrant dans une pièce et voyant,
touchant sentant, bref connaissant les objets qui s'y trouvent. Car cet
individu, c'est autrui,
mais ces objets, c'est moi - observateur de toute la scène - qui les connais.
Pour poser correctement le problème, il faut donc décrire la situation non
d'autrui pénétrant dans la pièce, mais de moi-même parlant et voyant. Ce que je
vais tenter.
Une première constatation s'impose lorsqu'on s'efforce de décrire le moi sans
l'assimiler à autrui, c'est qu'il n'existe que de façon intermittente et somme
toute assez rare. Sa présence correspond à un mode de connaissance secondaire et
comme réflexif. Que se passe-t-il en effet de façon primaire et immédiate? Eh
bien, les objets sont tous là, brillants au soleil ou tapis dans l'ombre,
rugueux ou moelleux, lourds ou légers, ils sont connus, goûtés, pesés, et même
cuits, rabotés, pliés, etc., sans que moi qui connais, goûte, pèse, cuis, etc.,
n'existe en aucune manière, si l'acte de réflexion qui me fait surgir n'est pas
accompli -et il l'est en fait rarement. Dans l'état primaire de la connaissance,
la conscience que j'ai d'un objet est cet objet même, l'objet est connu, senti,
etc., sans personne qui connaisse, sente, etc. Il ne faut pas parler ici d'une
chandelle projetant un faisceau lumineux sur les choses. A cette image il
convient d'en substituer une autre : celle d'objets phosphorescents par
eux-mêmes, sans rien d'extérieur qui les éclaire.
Il y a à ce stade naïf, primaire et comme primesautier qui est notre mode
d'existence ordinaire une solitude heureuse du connu, une virginité des choses
qui possèdent toutes
en elles-mêmes - comme autant d'attributs de leur essence intime - couleur,
odeur, saveur et forme. Alors Robinson est Spe.ranza. Il n'a conscience de
lui-même qu'à travers les frondaisons des myrtes où le soleil darde une poignée
de flèches, il ne se connaît que dans l'écume de la vague glissant sur le sable
blond.
Et 'tout à coup un déclic se produit. Le sujet s'arrache à l'objet en le
dépouillant d'une partie de sa couleur et de son poids. Quelque chose a craqué
dans le monde et tout un pan des choses s'écroule en devenant moi. Chaque objet
est disqualifié au profit d'un sujet correspondant. La lumière devient oeil, et
elle n'existe plus comme telle : elle n'est plus qu'excitation de la rétine.
L'odeur devient narine - et le monde lui-même s'avère inodore. La musique du
vent dans les palétuviers est réfutée : ce n'était qu'un ébranlement de tympan.
A la fin le monde tout entier se résorbe dans mon âme qui est l'âme même de
Speranza, arrachée à l'île, laquelle alors se meurt sous mon regard sceptique.
Une convulsion a eu lieu. Un objet a brusquement été dégradé en sujet. C'est
sans doute qu'il le méritait, car tout ce mécanisme a un sens. Noeud de
contradiction, foyer de discorde, il a été éliminé du corps de l'île, éjecté,
rebuté. Le déclic correspond à un processus de rationalisation du monde. Le
monde cherche sa propre rationalité, et ce faisant il évacue ce déchet, le
sujet.
Un jour un galion espagnol cinglait vers
Speranza. Quoi de plus vraisemblable? Mais il y a plus d'un siècle que les
derniers galions ont disparu de la surface des océans. Mais il y avait une fête
à bord. Mais le navire, au lieu de mouiller et d'affaler une chaloupe, longea le
rivage comme s'il s'en était trouvé à mille lieues. Mais une jeune fille en
vêtements surannés me regardait du château de poupe, et cette jeune fille était
ma soeur, morte depuis deux lustres... Tant d'insanités n'étaient pas viables.
Le déclic s'est produit, et le galion a été débouté de ses prétentions à
l'existence. Il est devenu l'hallucination de Robinson. Il s'est résorbé dans ce
sujet : un Robinson hagard, en proie à une fièvre cérébrale.
Un jour je marchais dans la forêt. A une centaine de pas une souche se dressait
au milieu du sentier. Une souche étrange, velue, aurait-on dit, ayant vaguement
le profil d'un- animal. Et puis la souche a remué. Mais c'était absurde, une
souche ne remue pas! Et puis la souche s'est transformée en bouc. Mais comment
une souche pourrait-elle se transformer en bouc? Il fallait que le déclic eût
lieu. Il a eu lieu. La souche a disparu définitivement et même rétroactivement.
Il y avait toujours eu un bouc. Mais la souche? Elle était devenue une illusion
d'optique, la vue défectueuse de Robinson.
Le sujet est un objet disqualifié. Mon oeil est le cadavre de la lumière, de la
couleur. Mon nez est tout ce qui reste des odeurs quand leur irréalité a été
démontrée. Ma main réfute la chose tenue. Dès lors le
problème de la connaissance naît d'un ana chronisme. Il implique la simultanéité
du sujet et de l'objet dont il voudrait éclairer les mystérieux rapports. Or le
sujet et l'objet ne peuvent coexister, puisqu'ils sont la même chose, d'abord
intégrée au monde réel, puis jetée au rebut. Robinson est l'excrément personnel
de Speranza.
Cette formule épineuse me comble d'une sombre satisfaction. C'est qu'elle me
montre la voie étroite et escarpée du salut, d'un certain salut en tout cas,
celui d'une île féconde et harmonieuse, parfaitement cultivée et administrée,
forte de l'équilibre de tous ses attributs, allant droit son chemin, sans moi,
parce que si proche de moi que, même comme pur regard, c'en serait encore trop
de moi et qu'il faudrait me réduire à cette phosphorescence intime qui fait que
chaque chose serait connue, sans personne qui connaisse, consciente, sans que
personne ait conscience... O subtil et pur équilibre, si fragile, si précieux!
Mais il était impatient de quitter ces rêveries et ces spéculations et de fouler
le sol ferme de Speranza. Il crut un jour avoir trouvé une voie d'accès concrète
à l'intimité la plus secrète de l'île. (...)
Il en est de même de certains oiseaux: des colibris qui ne vivent que sur cette île