(...)Cette journée de fauchaison qui aurait dû célébrer les premiers fruits de mon travail et de la fécondité de Speranza a ressemblé davantage au combat d'un forcené contre le vide. Ah! comme je suis loin encore de cette vie parfaite où chaque geste serait commandé par une loi d'économie et d'harmonie! Je me suis laissé emporter comme un enfant par une fougue désordonnée et je n'ai rien retrouvé dans ce travail de l'allègre satisfaction que me donnait la fenaison à laquelle je participais jadis dans la belle campagne de West-Riding. La qualité du rythme, le balancement des deux bras de droite à gauche - et le corps fait contrepoids par un mouvement inverse de gauche à droite -la lame qui s'enfonce dans la masse de fleurs, d'ombelles et de tigelles, tranche net toute cette matière graminée et la dépose proprement à ma gauche, la fraîcheur puissante qui émane des sucs, sèves et laits éjaculés - tout cela composait un bonheur simple dont je m'enivrais sans remords. La lame fouettée par le fusil de pierre rose était assez malléable pour que le fil se plie visiblement dans un sens, puis dans l'autre. La prairie était une masse qu'il fallait attaquer, entamer, réduire méthodiquement en tournant autour pas à pas. Mais cette masse était finement composée, amas d'univers vivants et minuscules, cosmos végétal où la matière est totalement exténuée par la forme. Cette composition fine de la prairie européenne est tout l'opposé de la nature amorphe et sans différence que je remue ici. La nature tropicale est puissante, mais fruste, simple et pauvre, comme son ciel bleu. Quand retrouverai-je hélas les charmes brouillés de nos ciels pâles, les exquises nuances de gris de la brume rampant sur les vases de l'Ouse? (...)
(...)J'ai
beau parler sans cesse à haute voix, ne jamais laisser passer une réflexion, une
idée sans aussitôt la proférer à l'adresse des arbres ou des nuages, je vois de
jour en jour s'effondrer des pans entiers de la citadelle verbale dans laquelle
notre pensée s'abrite et se meut familièrement, comme la taupe dans son réseau
de galeries. Des points fixes sur lesquels la pensée prend appui pour progresser
- comme on marche sur les pierres émergeant du lit d'un torrent - s'effritent,
s'enfoncent. Il me vient des doutes sur le sens des mots qui ne désignent pas
des choses concrètes. Je ne puis plus parler qu'à la lettre. La métaphore, la
litote et l'hyperbole me demandent un effort d'attention démesuré dont l'effet
inattendu est de faire ressortir tout ce qu'il y a d'absurde et de convenu dans
ces figures de rhétorique. Je conçois que ce processus dont je suis le théâtre
serait pain béni pour un grammairien ou un philologue vivant en société : pour
moi, c'est un luxe à la fois inutile et meurtrier. Telle, par exemple, cette
notion de profondeur dont je n'avais jamais songé à scruter l'usage qu'on en
fait dans des expressions comme « un esprit profond », « un amour profond »...
Étrange parti pris cependant qui valorise aveuglément la profondeur aux dépens
de la superficie et qui veut que «superficiel » signifie non pas « de vaste
dimension », mais de « peu de profondeur », tandis que « profond » signifie au
contraire « de grande profondeur » et non pas « de faible superficie ». Et
pourtant un sentiment comme l'amour se mesure bien mieux il me semble - si tant
est qu'il se mesure - à l'importance de sa superficie qu'à son degré de
profondeur. Car je mesure mon amour pour une femme au fait que j'aime également
ses mains, ses yeux, sa démarche, ses vêtements habituels, ses objets familiers,
ceux qu'elle n'a fait que toucher, les paysages où je l'ai vue évoluer, la mer
où elle s'est baignée... Tout cela, c'est bien de la superficie, il me semble!
Au lieu qu'un sentiment médiocre vise directement - en profondeur - le sexe même
et laisse tout le reste dans une pénombre indifférente.
Un mécanisme analogue - qui grince depuis peu quand ma pensée veut en user -
valorise l'intériorité aux dépens de l'extériorité. Les êtres seraient des
trésors enfermés dans une écorce sans valeur, et plus loin on s'enfoncerait en
eux, plus grandes seraient les richesses auxquelles on accéderait. Et s'il n'y
avait pas de trésors? Et si la statue était pleine, d'une plénitude monotone,
homogène, comme celle d'une poupée de son? Je sais bien, moi, à qui plus
personne ne vient prêter un visage et des secrets -que je ne suis qu'un trou
noir
au milieu de Speranza, un point de vue sur Speranza - un point, c'est-à-dire
rien. Je pense que l'âme ne commence à avoir un contenu notable qu'au-delà du
rideau de peau qui sépare l'intérieur de l'extérieur, et qu'elle s'enrichit
indéfiniment à mesure qu'elle s'annexe des cercles plus vastes autour du
point-moi. Robinson n'est infiniment riche que lorsqu'il coïncide avec Speranza
tout entière. (...)