11 mars. Ce matin à huit heures on vit du haut des mâts une terre à l'ouest,
et à midi elle était visible du pont. Elle s'étendait de l'ouest trois quarts
nord à l'ouest par sud, à environ douze lieues de distance. Pour moi, on ne
pouvait douter que ce fût la terre de Davis, ou île de Pâques, car son aspect,
du point où nous étions, correspondait tout à fait à la description de Wafer, et
nous nous attendions à voir l'île basse et sablonneuse que Davis avait
rencontrée, ce qui eût confirmé mon opinion. Mais sur ce point nous eûmes une
déconvenue . A sept heures du soir, l'île nous restait du nord 62° ouest au
nord 87° ouest, à environ cinq lieues ; dans cette position, nous jetâmes la
sonde sans trouver de fond avec une ligne de cent quarante brasses. Nous y
passâmes la nuit, ayant alternativement des souffles de vent et des calmes,
jusqu'à dix heures le lendemain matin, qu'une brise s'éleva alors de l'ouest-sud-ouest.
Nous la mîmes à profit pour forcer de voiles sur la terre, et avec l'aide de nos
lunettes nous aperçûmes des hommes et quelques unes de ces statues colossales, ou
idoles, dont parlent
les auteurs du voyage de Roggewin. A quatre heures de
l'après-midi nous étions à une demi-lieue au sud-est et
nord-nord-ouest de la pointe nord-est de l'île, et en jetant
la sonde on trouva trente-cinq brasses, fond de sable
brun. Je virai de bord et tâchai d'entrer dans une ouverture qui semblait être une baie sur la côte occidentale
de la baie, qui est du côté sud-est de l'île. Mais la nuit
vint avant que nous y fussions parvenus, et nous louvoyâmes sous la terre jusqu'au matin suivant, les sondages donnant de
soixante-quinze à cent dix brasses, le même fond que ci-dessus.
Ayant mouillé
trop près de la grève, une brise fraîche de terre nous chassa au large le
lendemain matin vers trois heures, sur quoi l'ancre fut relevée, et on remit à
la voile pour regagner la côte. Pendant que le navire exécutait ces manoeuvres,
j'allai à terre, accompagné de quelques-uns de nos messieurs, pour voir ce que
l'île avait de chances de nous fournir. Nous débarquâmes sur la plage de sable,
où étaient rassemblés quelques centaines de naturels qui étaient si impatients
de nous voir que beaucoup d'entre eux se mirent à la nage pour venir au-devant
de nos chaloupes. Pas un seul d'entre eux n'avait en main la moindre arme, pas
même un bâton. Après leur avoir distribué quelques bagatelles, nous leur
demandâmes par signes de nous donner à manger, sur quoi ils apportèrent quelques
patates, des bananes, des cannes à sucre, et nous leur donnâmes en échange des
clous, des miroirs et des pièces d'étoffe.
Nous ne tardâmes pas à nous apercevoir qu'ils pratiquaient le vol et la
tromperie dans les échanges avec autant de ruse et d'habileté que tous les
autres peuples de ces mers. Nous eûmes beaucoup de peine à garder nos chapeaux
sur nos têtes, et quant à ce qui était dans nos poches il était presque
impossible de l'y conserver, même quand ils venaient de nous le vendre ; car ils
guettaient toutes les occasions de s'en emparer ; de sorte que nous achetions
quelquefois le même objet deux ou trois fois, et finalement ce n'était pas à
nous qu'il restait.
Avant mon départ d'Angleterre, j'avais appris qu'un
navire espagnol avait, en 1772 , visité l'île où nous nous
trouvions . on voyait quelques traces de son passage parmi les naturels qui nous entouraient. Un des hommes
portait un chapeau européen à
larges bords, en assez bon état. Un autre avait un habit de grego, et un
troisième un mouchoir de soie rouge. Ils savaient aussi à quoi servent les
fusils, qui leur inspirèrent une profonde terreur ; ils tenaient probablement ce
qu'ils savaient de Roggewin, qui, si nous en croyons les auteurs de son voyage,
leur laissa suffisamment de souvenirs des effets de ses armes.
Près du lieu de notre débarquement, il y avait quelques-unes de ces statues dont
j'ai déjà parlé, et que je décrirai ailleurs. Le pays semblait aride et dépourvu
de bois ; il y avait néanmoins plusieurs plantations de pommes de terre, de
bananiers, de cannes à sucre ; nous vîmes aussi des volailles et trouvâmes un
puits d'eau saumâtre. Comme nous avions besoin d'eau et de vivres, et que les
naturels semblaient disposés à nous en céder, je décidai de rester un jour ou
deux.
Description de l'île de Pâques
Je vais maintenant donner une description un peu plus circonstanciée de cette
île, qui est sans nul doute celle où toucha l'amiral Roggewin en 1722, bien que
les descriptions qu'en ont données les auteurs de ce voyage ne correspondent en
aucune. façon à son état présent. Ce pourrait aussi être celle que vit en 1686
le capitaine Davis, car, vue de l'est, elle répondait très bien à la description
de Wafer, comme je l'ai déjà fait remarquer. Mais, en tout cas, si ce n'était
pas cette dernière, la découverte qu'il a faite serait située loin de la côte
d'Amérique, car cette latitude a été bien explorée du méridien de 800 à celui de
1100. Le capitaine Carteret la plaçait bien plus loin, mais sa route semblait
avoir
été un peu trop au sud. Si j'avais trouvé de l'eau douce j'avais l'intention de
passer quelques jours à chercher l'île basse et sablonneuse que rencontra Davis,
ce qui aurait résolu la question. Mais, comme je ne trouvai pas d'eau, ayant une
longue route à parcourir avant d'atteindre un endroit où je fusse sûr d'en
trouver, et manquant de vivres frais, je renonçai à cette recherche, car un
délai, fût-il de peu de jours, pouvait avoir des, conséquences fâcheuses pour
l'équipage, beaucoup d'hommes commençant à être plus ou moins atteints du
scorbut.
Aucune nation n'a intérêt à revendiquer l'honneur d'avoir découvert cette île,
car peu d'endroits au monde offrent moins de commodités pour la navigation. Il
n'y a pas de mouillage sûr, ni d'eau douce qui vaille le transport. La nature
s'est montrée fort avare de ses dons à l'égard de cette île. Comme il faut tout
faire pousser à force de peine, il n'y a pas de raison que les habitants
plantent grand-chose au-delà de leurs besoins, et comme ils sont peu nombreux il
est impossible qu'ils aient beaucoup de superflu dont ils puissent disposer en
faveur d'étrangers de passage. Les produits de la terre sont les patates, les
ignames, la racine de taraoreddy, les bananes, la canne à sucre, le tout de
bonne qualité, particulièrement les patates, qui sont, dans cette espèce, les
meilleures que j'aie jamais mangées. Ils ont aussi des gourdes, mais en si
petite quantité qu'une coque de noix de coco était l'objet le plus apprécié que
nous pussions leur donner. Ils ont quelques volailles apprivoisées, telles que
coqs et poules, petites mais qui ont bon goût. Il y a aussi des rats, et je
crois bien qu'ils en mangent, car je vis un homme qui en tenait à la main de
morts, il ne voulait pas s'en dessaisir, et me fit comprendre qu'ils étaient
destinés à sa nourriture. Il n'y avait à peu près pas d'oiseaux terrestres et
peu d'oiseaux de mer ; c'étaient des frégates, des oiseaux du tropique, des
paille-en-queue, etc. Il n'y avait pas abondance de poissons sur la côte, en
tout cas nous n'en vîmes que très peu chez les naturels.
Tels sont les produits de l'île de Pâques ou terre de
Davis, qui est située à la latitude sud de 270 5' 30".
longitude ouest 109° 46' 20". Elle a environ dix à douze lieues de circuit, sa
surface est pierreuse et montueuse, la côte est à pic. Les collines ont une
hauteur qui permet de les voir de quarante à cinquante lieues. En travers de
l'extrémité méridionale, il y a deux îlots de rocher situés près du rivage. Les
pointes nord et est de l'ile s'élèvent directement de la mer à une hauteur
considérable ; entre elles, du côté sud-est, la côte forme une baie ouverte dans
laquelle je crois que les Hollandais mouillèrent. Nous jetâmes l'ancre, comme je
l'ai dit ci-dessus, du côté ouest de l'île, à trois milles au nord de la pointe
méridionale, la plage de sable nous restant à l'est-sudest. C'est une très bonne
rade par vent d'est, mais dangereuse par vent d'ouest, comme doit l'être
l'autre, du côté sud, par vent d'est.
Pour cette raison, et à cause d'autres inconvénients dont j'ai déjà parlé, il
faudrait une nécessité absolue pour décider quiconque à toucher cette île, à
moins qu'on ne puisse le faire sans grand détour ; auquel cas toucher ici peut
être avantageux, car les habitants disposent volontiers et facilement du peu
qu'ils ont, et à des prix raisonnables. Les quelques vivres qu'ils nous
fournirent nous furent certainement d'un grand secours. Mais il faut vraiment
qu'un navire ait besoin d'eau pour venir ici, et c'est justement ce que l'on ne
peut s'y procurer. Nous en prîmes à bord une petite quantité qui était
imbuvable, car ce n'est que de l'eau salée filtrée à travers une grève de sable
dans un puits de pierre construit par les naturels pour cet usage, un peu au sud
de la grève de sable dont j'ai parlé, et l'eau montait et descendait à
l'intérieur avec la marée.
Il ne doit pas y avoir dans cette île plus de six ou sept cents habitants, et
plus des deux tiers de ceux que nous vîmes étaient du sexe masculin. Ou bien les
femmes sont en petit nombre, ou bien il y en eut beaucoup que l'on empêcha de se
montrer pendant notre séjour. Rien ne semblait indiquer en apparence que les
hommes fussent d'un tempérament jaloux, ou que les femmes craignissent
d'apparaître en public, mais c'est certainement un mobile de cette nature qui règle leur conduite.
Pour la couleur, les habits et la langue, ils ont une telle
ressemblance avec les peuples des îles plus occidentales que personne ne peut
douter de leur communauté d'origine. C'est extraordinaire que la même race se
soit répandue sur toutes les îles de ce vaste océan, de la Nouvelle-Zélande à
cette île, car cela comprend presque un quart de la circonférence du globe.
Beaucoup d'entre eux n'ont d'autre connaissance les uns des autres que ce qui
s'est transmis des traditions anciennes au cours des temps ; on peut dire qu'ils
sont devenus des nations distinctes, chacune ayant adopté quelque coutume ou
habitude particulière. Néanmoins un observateur attentif ne tardera pas à
remarquer les affinités qu'elles ont entre elles.
Les habitants de ces îles sont en général d'une race frêle et leur taille est
petite. Je n'ai pas vu d'homme qui atteignît six pieds de haut, tant ils sont
loin d'être, comme l'affirme l'un des auteurs du Voyage de Roggewin, des géants.
Ils sont vifs et actifs, ils ont des traits réguliers, assez agréables, ils sont
bien disposés et hospitaliers avec les étrangers, mais peuvent rivaliser avec
leurs voisins pour la propension au vol.
Le tatouage, ou gravure sur la peau, est très répandu dans cette île. Les hommes
sont marqués de la tête aux pieds de signes tous à peu près pareils, mais
auxquels ils donnent des directions qui varient suivant leurs goûts. Les femmes
sont beaucoup moins marquées, mais elles sont ornées de peinture rouge et
blanche ; on en voit parfois aussi sur les hommes ; la rouge est faite avec du
tamaris. mais je ne sais pas de quoi se compose la blanche... J'avoue ignorer
tout à fait en quoi consiste le pouvoir ou l'autorité de ces chefs, ou le
gouvernement de ces peuples.
Nous ne connaissons pas mieux leur religion. Les gigantesques statues si souvent
mentionnées ne sont pas des idoles, rien n'indique qu'elles en soient dans la
façon dont elles sont considérées de nos jours par les habitants, quoi qu'elles
aient pu être au temps où les Hollandais visitèrent cette île. Je croirais
plutôt que ce sont les
sépultures de certaines tribus ou familles. J ai vu, d,autres que moi aussi, un
squelette humain qu'on venait de recouvrir de pierres, étendu sur une des
terrasses.
IL
y a de ces terrasses en maçonnerie qui ont trente à quarante pieds de long,
douze à seize de large, et de trois à douze de haut. La hauteur dépend de la
nature du sol. Ces statues sont en général tout au bord des falaises et font
face à la mer, de telle sorte que de ce côté elles peuvent avoir dix à douze
pieds de haut, ou plus, et de l'autre n'en avoir que trois ou quatre. En façade,
elles sont construites avec de très grandes pierres de taille. Et le travail
n'est pas inférieur à celui des meilleurs ouvrages de maçonnerie simple que nous
avons en Angleterre. On n'y emploie aucune sorte de ciment, et pourtant les
joints sont extrêmement serrés et les pierres sont mortaisées et insérées les
unes dans les autres avec beaucoup de savoir-faire. Les murs des côtés ne sont
pas, perpendiculaires, mais un peu inclinés en dedans, de la même façon qu'on
construit les parapets en Europe. Et pourtant tant de soin, de peine et de
sagacité n'ont pas eu le pouvoir de préserver ces curieux monuments des ravages
du temps, qui dévore tout.
La plupart des statues sont érigées sur ces plates-formes qui leur servent de
base. Elles sont, autant qu'on en peut juger, taillées jusqu'à mi-corps, et se
terminent en une sorte de tronc qui touche le fond sur lequel elles reposent. Le
travail en est grossier, mais pas mauvais, et les traits du visage ne sont pas
mal indiqués, en particulier le nez et le menton, mais les oreilles sont d'une
longueur démesurée, et quant au corps on peut à peine dire qu'il ait une forme
humaine.
Je n'ai eu l'occasion d'examiner que deux ou trois de ces statues, qui sont près
du débarcadère ; elles étaient en pierre grise, qui paraissait être de la même
sorte que celle des plates-formes. Mais quelques-uns de nos messieurs, qui
parcoururent l' ile et en examinèrent beaucoup, étaient d'avis que la pierre dont
elles étaient faites était différente d'aucune autre qu'ils eussent vue dans
l'île, et avait bien l'air d'être factice. Nous avions de la peine à concevoir
comment ces insulaires totalement dépourvus
de moyens mécaniques avaient pu élever ces étonnantes sculptures, et placer
ensuite sur leurs têtes les grandes pierres cylindriques dont j'ai déjà parlé.
Le seul procédé que je puisse imaginer serait d'élever une extrémité peu à peu
en la soutenant avec des pierres à mesure qu'elle monterait, et en bâtissant
dessus jusqu'à ce qu'elle soit dressée. On aurait construit ainsi une sorte de
monticule ou d'échafaudage et alors on pourrait retirer les pierres. Mais, si
les pierres sont factices, les statues peuvent avoir été assemblées sur place
dans leur position présente, et le cylindre posé dessus en construisant un
monticule qui en fasse le tour comme je l'expose ci-dessus. Mais, soit par ce
moyen, soit par tout autre procédé, cela a dû être une oeuvre de très longue
haleine et montre suffisamment le degré d'industrie et la persévérance des
insulaires à l'époque où ces statues furent érigées. Car ceux qui habitent l'île
de nos jours n'y ont certainement eu aucune part, puisqu'ils ne réparent même
pas les fondations de celles qui se détériorent. Ils les appellent de différents
noms, tels que Gotomoaro, Marapatï ,Kanaro, Gohouaitougou, Matta-Matta, etc.,
précédés quelquefois du mot Moï, ou suivis du mot Driki. Si nous avons bien
compris, ce dernier signifie « chef ", et le premier « lieu de sépulture " ou «
de sommeil "
21 avril. Nous découvrîmes la haute terre de Tahiti le 21, et à midi nous étions
à environ treize lieues de la pointe Vénus, sur laquelle nous gouvernâmes ;
étant à peu près à son travers au coucher du soleil, nous diminuâmes de voiles
et, ayant passé la nuit, qui fut agitée de rafales et de pluie, à louvoyer, nous
mouillâmes le lendemain matin à sept heures dans la baie de Matavai, dans sept
brasses d'eau. Dès que les naturels le surent, beaucoup d'entre eux nous
rendirent visite, et manifestèrent beaucoup de joie de nous revoir.
Ma principale raison pour mouiller dans cette baie étant de donner l'occasion à
monsieur Wales de connaître (...)