Le monachisme hindou -
le sannyâsa
-est un témoignage direct de l'Absolu
de Dieu, tel que rarement il fut senti
parmi les hommes ; un témoignage unique aussi de la brûlure que cause dans l'âme la proximité de la
divine Présence.
Voilà pourquoi je vous livre ces extraits d'un Texte que le Père Le Saux
écrivit à la fin de sa vie comme ultime récit de son expérience.
Ce texte exprime en effet mieux que moi même serait à même de le dire
l'orientation générale de ma vie spirituelle, celle qui m'anime depuis
toujours...
La première partie de ma vie passée en Asie, mon goût pour les
spiritualités orientales et la forme qu'a prise un jour ma Rencontre avec le
Tout Autre expliquent certainement cela...
***Je tiens à remercier ici tout particulièrement les éditions PRÉSENCE d'avoir permis la reproduction
de ces extraits tirés d'un livre paru sous leur houlette éclairée :
"Initiation à
la Spiritualité des Upanishads" dont
je vous recommande très fortement la
lecture intégrale ***
>>Notez aussi qu'ici le mot Dieu n'a pas le sens d'un être mai d'un "au delà de tout" que l'on ne saurait nommer ni même conçevoir
L'APPEL AU DÉSERT
On ne va pas en solitude pour trouver Dieu.
On va au Désert
car il n'est plus que Dieu
et c'est Dieu qui se fait seul.
Si au
Désert il y avait encore Dieu et moi, ce ne serait pas le Désert.
Au Désert je me suis perdu
et je ne suis plus capable de retrouver les traces vers moi.
Au Désert, j'ai perdu Dieu que « je » cherchais
et je ne retrouve plus les traces ni de Lui ni de moi.
Dieu n'est pas dans le Désert
Le Désert, c'est le Mystère
même de Dieu
qui n'a point de limites
ni rien pour le mesurer,
le situer
ni rien pour me mesurer et me situer devant Lui
par rapport rapport à Lui.
« Journal » 6.2.1>>
IDÉAL
Conduire sa recherche spirituelle et philosophique jusqu'aux profondeurs les plus
secrètes de l'Être,
au-delà de ce que d'autres cultures appellent << âme », « intelligence » et même « esprit ». En ce lieu au-delà
tout lieu... où l'on découvre le « Mystère divin »
au-delà de toutes ses manifestations de fait ou même possibles,
au-delà de tout signe qui puisse en être donné,
de toute formulation et de tout nom,
de tout concept et de tout mythe.
sa « personnalité » la plus vraie...
elle-même
au-delà
de tous les signes et manifestations qu'en sont le corps et l'esprit,
les perceptions sensorielles ou mentales,
au delà
de cela même qu'on appelle la conscience....
Pour cela des hommes quittent le monde et la société pour vivre dans les forêts, les montagnes ou les déserts...
pour errer continuellement de lieu en lieu...
pour mener une vie de silence et de solitude....
Et le sannyâsa est une des caractéristiques fondamentales de l'approche traditionnelle que l'Inde fait du Mystère divin
C'est fondamentalement
mais vécu avec une telle intensité qu'il ne laisse plus place à aucun autre désir...
et qui pousse l'homme à partir ainsi...
comme quelqu'un dont les vêtements ont pris feu et qui se précipite dans
l'eau voisine sans même s'en rendre compte....
« le Créateur ayant percé vers l'extérieur les sens
l'homme
celui-ci regarde par conséquent dehors et non
au-dedans.
Le sage seul, avide d'immortalité,
tourne ses yeux vers
le dedans
et y découvre le Soi »
Il comprend alors que
« rien de permanent ne peut être atteint par de l'impermanent »
« que rien de ce qui est créé ni aucun acte
ne peut faire toucher l'Incréé »
Yama, figure mythologique de la Mort, peut bien tenter le jeune
Naciket...
« je t'établis dans la jouissance de tous les plaisirs possibles dans le monde des mortels »
le jeune homme lui répond que la vieillesse viendra...
et que tous ces
plaisirs lui seront alors inutiles...
la Mort elle-même
viendra un jour les lui arracher sans merci....
Même pour lui les récompenses
et les joies de l'autre monde sont de peu d'intérêt
elles dureront
aussi longtemps que ne seront pas épuisés les mérites qui les
ont obtenues.(...)
C'est pourquoi la Mundaka Upanishad conclut
alors :
" Abandonne tout et va à la forêt
! "
" Pratique le renoncement
et tiens ton âme en paix ! "
" Approche un guru qui sait
et apprends de lui cette connaissance de Brahman que la lettre même des Védas ne saurait
te procurer ! ..."
L'enseignement de Jésus ne fut pas moins perturbateur de la tranquillité des hommes :
« Que sert à l'homme de posséder tout
ceci ? »
Seul vaut pour soi le Royaume , tout le reste
doit lui être sacrifié !"
L'Évangile est incompatible avec les demi mesures : seul son affadissement peut faire du Christianisme une
religion confortable....
De plus, ajoutera le sage de l'Inde: le Royaume dont on parle n'est pas LE Royaume...
de même « le Tao
dont on parle n'est pas le Tao »
« De la Réalité
ultime, rien ne peut être dit, si ce n'est c'est
( asti)»
Aussi selon la tradition, le sannyâsa
ne doit se prendre de préférence que lorsque l'homme a atteint l'autre penchant
de sa vie,
qu'il a achevé de remplir lui-même ses devoirs religieux
et sociaux
et a engendré un fils,
qui lui-même marié est devenu à
son tour capable de prendre sa place dans le service des hommes, des devas (
dieux) et des ancêtres. ...
Cependant il arrive que la lumière intérieure se mette à briller au
coeur d'un homme avec une telle intensité que ce n'est plus possible d'y résister
et que... quelque soit son
age, sa condition ou ses responsabilités, il n'ait plus d'autre
alternative que de quitter sa demeure...
et partir sur les routes, seul...
pour l'errance Sainte (...)
Cette discrimination n'a rien d'abstrait ni de conceptuel,
mais elle sous-tend tous les jugements de l'esprit et devient
la règle fondamentale de toutes les actions.
D'où vient cette discrimination ?
Ne pourrait-on pas reprendre ici le mot de Pascal :
« Tu ne me chercherais pas si tu ne
m'avais trouvé » ?.
Pour la plupart des gens en effet ces mots de discrimination ( viveka),
salut ( moksha), advaïta (non-dualité) ...
-
ou leurs équivalents conceptuels ou émotifs en d'autres contextes
religieux -
sont surtout des termes à résonance merveilleuse dont
on s'enchante,
et sur lesquels on médite et on discute savamment entre initiés. ...
Mais pour quelques-uns, ce sont des contacts brûlants
qui marquent pour la vie... et arrachent l'âme bon gré mal gré à
cela même qu'elle avait de plus cher jusqu'alors...
La première conscience que l'âme en éprouve peut être à peine
perceptible...
comme
ce filet d'eau qu'Ezéchiel vit jaillir de dessous le seuil du Temple
mais ce filet d'eau eut tôt fait de devenir un torrent puis
un fleuve puissant qui remplit le Temple et couvrit la terre tout
entière...
ravageant à la fois et vivifiant tout dans son courant.
Aux origines, - comme ce fut le cas dans le monachisme chrétien primitif, - prendre le sannyâsa c'était simplement
quitter sa maison et son village et partir sur les routes... ou bien
aller dans la jungle.
Tout au plus était-ce de recevoir d'un autre
moine le vêtement symbolique, comme on le voit aussi dans l'histoire de saint Benoît - pour autant qu'on jugeât un
vêtement spécial ou même un vêtement tout court nécessaire....
Est-ce que Jésus n'avait pas lui-même posé comme seule règle à
l'usage de quiconque voulait vraiment parvenir au Royaume:
« Va, vends tout ce que tu as, donnes-en le prix aux pauvres et
viens avec moi ! » (Mat. 19.2 1 ).
Plus tard seulement la vie de sannyâsa, tout comme le monachisme chrétien, s'organisa et des prescriptions détaillées furent formulées à son endroit.
Une initiation rituelle trouva bien vite une place...
Cependant cette cérémonie n'est strictement nécessaire que
.pour ceux qui ont reçu les sacrements successifs de l'initiation
.brahmanique et qui dès lors ne peuvent théoriquement du moins être déliés de leurs obligations familiales, religieuses et sociales
que par un nouveau rite.
De nos jours encore les renonçants ne
manquent pas qui ne se plient à aucun
rite...(...)
C'est en particulier le cas des
avadhûta qui ne prétendent ni au nom ni au rang de sannyâsî mais
en vivent l'idéal sans aucune compromission plus que n'importe
qui.(...)
Le vêtement kâvi ne vise certes pas à faire du moine une
classe à part dans la société ainsi que c'est malheureusement trop
souvent compris.(...)
Quelqu'il soit- et Dieu seul scrute le fond des coeurs - le moine (sâdhu) est
au milieu des hommes le signe
simplement de la divine Présence,
témoin de
l'Absolu et du Mystère qui est au-delà de tous signes,
rappel à tous que l'homme est d'abord un Mystère d'intériorité ...(...)
La règle fondamentale de l'état de sannyâsa est de n'avoir aucun désir...
ou plutôt, de n'avoir
qu'un
désir,
le désir de Dieu seul
.
Encore est-il que ce qu'on appelle son désir de Dieu n'a rien à voir avec le désir de la faveur de quelque deva
(dieu-idole de sa fabrication plus ou moins consciente), ni d'une
vie de bonheur en Sa compagnie,
toutes choses qui reviennent en fait à se chercher soi-même...
et l'attribution de quelques avantages...
de la communion avec Celui qui est« Seul et sans second
»,
d'une Joie qui a dépassé toutes les délices senties,
d'une Béatitude dont a disparu toute distinction entre ce qui jouit et celui de qui il est joui.
Il est d'ailleurs aussi bien celui dont tous les désirs sont satisfaits...
car son désir est du Soi seul,
et le Soi est à jamais présent à soi-même en sa Totale
Plénitude...
L'ascèse du sannyâsî ne consistera donc pas à chercher à couper l'un après l'autre chacun des désirs multiples qui en chaque
instant surgissent dans le coeur...
Son non-désir de ce qui passe vient bien plus de sa possession indéfectible de
Ce qui ne passe pas.
La Joie qu'a ressentie son coeur dans le contact avec le Réel - même et surtout quand ce contact est pur de toute impression mentale -
est telle que rien,
nulle part ne l'attire plus.
Ce n'est pas qu'il méprise pour autant les choses de ce monde,
mariage, famille, la compagnie des hommes.
Non ... tout cela a sa valeur
et cette valeur, le sannyâsi l'apprécie peut-être mieux
que les autres, en cela même qu'il a pénétré
jusqu'au fond
des choses et du Mystère dont elles sont signes.
seulement il sait que
tout cela n'est plus pour lui....
Il a découvert « l'AUTRE RIVE »,
celle de la Réalité dont tout est signe de « ce côté-ci »...
comme
« des traces de pas » qui conduisent jusqu'à Elle.
Il n'est plus capable de « jouer son rôle » en ce monde
...
c'est l'affaire d'autres vocations et d'autres appels de jouer avec Dieu
le jeu de sa
lîlâ
dans l'univers....
Il sait trop bien les dangers qui guettent ceux qui vivent au plan des signes :
le signe est un étai
certes pour s'élever plus haut, et les traces de pas une aide irremplaçable pour trouver son chemin
...
cependant...
cependant hélas ! les signes et les
vestiges sont déjà si merveilleux que trop souvent l'homme s'arrête
à eux et en oublie le but :
« l'Autre Rive »
Le sâdhu ( moine) ne cherche donc aucun des plaisirs que procurent les
choses de ce monde....
Encore est-il qu'il a un minimum de besoins....
Aussi longtemps qu'il vit dans ce corps de chair, il lui faut de la
nourriture pour sustenter ce corps, de l'étoffe pour le couvrir et
le protéger du froid et de la chaleur....
Mais pour décider en cela
même ce qui convient et est nécessaire, ce seront moins les règles
fixées dans les Écritures qui le guideront que son sens
intime qui lui soufflera sans arrêt :
"Peu,
peu de tout,
de tout le moins possible,
juste ce dont on ne
peut se passer... "
Pour sa nourriture, la règle du sannyâsî est qu'il doit la prendre comme on prend un remède,
jamais pour le goût,
juste comme
une nécessité « indispensable pour le maintien du souffle vital »
.
Il va s'en dire qu'il doit suivre un régime strictement végétarien....
On recommande en outre cela pratique de la
bhikshâ, c'est-à-dire vivre uniquement de nourriture mendiée,
d'aumône journalière,
et cette pratique beaucoup plus encore que
l'habit est la caractéristique essentielle de la vie de renoncement en
Inde.
En fait, le sannyâsî n'a pas de maison où il pourrait garder
le feu ...
même cette distraction de préparer les aliments devrait lui être évitée....
N'est-ce pas d'ailleurs le plus parfait
exercice d'abandon total à la sainte Providence de Dieu que de
dépendre ainsi pour tout ce qu'on mange, quantité et qualité du
bon plaisir des âmes charitables trouvées sur le chemin ?
L'absence
totale de sécurité et de toute installation en ce monde appartient
à l'essence même du sannyâsa.
Finalement le sannyâsî n'a plus d'acte à accomplir
il a été libéré de tout devoir en ce monde même envers son propre
corps.
Il ne peut plus gagner sa vie, car toute son activité est concentrée sur le
regard intérieur.
Sa pauvreté et sa liberté souveraine se manifesteront tout
autant dans son vêtement.
On couvre le corps juste comme on le
nourrit, parce qu'il est pratiquement impossible de faire autrement.
Les Upanishads prétendent même que le vêtement diminue à mesure
que son porteur s'enfonce davantage dans l'expérience intérieure.
Finalement le sâdhu devrait se contenter de n'importe quel haillon
abandonné le long de la route, juste un linge passé entre les cuisses, ou même mieux, rien du
tout...
.Il n'a cure du qu'en
dira-t-on ...
il ne porte rien pour que ce soit remarqué, encore est-il
que cette nudité au-dehors ne saurait aller sans un dépouillement
correspondant à l'intérieur autrement ce serait tomber dans l'exhibitionnisme
!!!
Libre de tous soucis et de tous désirs, le sâdhu s'en va à travers
le monde comme quelqu'un qui n'a rien à faire avec le monde.
Rien n'est capable de l'affecter ; il est
comme un aveugle, un sourd et muet disent les vieux textes de
l'Inde.
Compliments et injures sont la même chose pour lui ...
il a
dépassé la zone des
dvandvas, ces couples de contraires tels que
peine et joie, faveur et mépris, chaleur et froid. ...
Il ne voit plus de
dvandvas nulle part...
Il ne juge personne et ne se compare à personne...
Il ne se considère ni « au-dessus », ni « au-dessous » de qui
que ce soit...
Dans sa vision de
l'âtman,
du Soi, il a transcendé tous
sens de différence : à qui désormais se sentirait-il « autre » ?
Il n'a plus de demeure à soi,.
Il va de lieu en
lieu, selon les circonstances et l'inspiration du moment : au pied
d'un arbre...
dans une grotte...
au bord d'un fleuve ou dans un
bâtiment abandonné...
mais jamais dans une maison bien aménagée.
C'est pourquoi nul ne lui demande : « où vivez-vous ? » mais
« où vous asseyez-vous ? » « où est votre siège ? »
.
Les
seuls lieux qui lui sont défendus sont ceux où il a vécu jadis et ceux
où il pourrait rencontrer ses parents et ses relations d'autrefois
Hors cela sa liberté est totale,
il n'a de responsabilité envers quiconque, et nul n'en a davantage à son endroit.
Il n'y a rien sur cette terre qu'il pourrait appeler sien puisqu'il n'a même plus le
droit de dire « je » au nom de cette masse de chair et de pensées
qui passent et constituent son corps,
étant désormais sans « mien » ni « je »
Les Écritures lui permettent cependant d'arrêter son errance dans les quatre mois de la saison pluvieuse. Mais à nouveau la
hutte ou la grotte où il se retire alors doit être juste ce qui est indispensable pour le mettre à l'abri des intempéries
.
Dans les conditions nouvelles de la société et vu la mentalité
moderne, bon nombre de sâdhus ont dû renoncer à la mendicité et
à la vie de perpétuelle errance.
L'idéal cependant demeure et doit demeurer intact sous les adaptations diverses aux temps et aux
circonstances ;
et de toutes façons tout sannyâsi
devrait avoir fait l'expérience d'errance,
pendant une période de temps suffisamment longue.
Pourtant...
Pourtant c'est sans doute par eux précisément que se transmet le plus sûrement l'antique tradition des
des renonçants.
Eux ne s'inquiètent pas des changements de temps, ils vont et viennent libres et
sans souci, couchant n'importe où, vêtus de quelques vieux sacs, mangeant quand cela se présente, souvent se contentant d'herbes et
,de fruits de la jungle.
Quoi qu'il en soit, même ceux qui ont cru
devoir s'accommoder aux circonstances de la vie moderne et qui vivent dans les
monastères ou les âshrams, comptant pour
vivre sur le service et les offrandes de leurs disciples, n'en
sont pas moins obligés à un esprit de pauvreté identique et au même
détachement en tout ce qui concerne leur nourriture, vêtements
et logement.
Tout ce qu'ils accepteraient au-delà du strict nécessaire serait un reniement de leur consécration.
Dans ses « Lettres
à l'Ashram », Gandhi appelait cela simplement du vol !
Le sannyâsi a renoncé à la vie en société, à la compagnie des
hommes ;..
sa vie est silence et solitude.
Quelles nouvelles de ce monde en fait
l'intéresseraient vraiment ?, lui seraient utiles en sa progression intérieure ?
Mais que le sâdhu ne s'intéresse ni aux personnes ni aux
événements de ce monde ne veut pas dire qu'il soit simplement
un égoïste replié sur lui-même...
tout au contraire...
le « Soi » du
sâdhu s'est dilaté aux dimensions de l'univers,
à
l'infinité du Soi.
En fait il n'est pas plus intéressé par ce qui regarde
son corps ou sa personne que par ce qui regarde les autres.
Et c'est
justement cela la pierre de touche qui juge l'authenticité de son
indifférence.
Son appel à lui est ailleurs
...