Si le sannyâsî parle, ce ne doit être que du Mystère intérieur
et de la vie qui le fait découvrir caché au fond du coeur.
Il doit
éviter à tout prix de se laisser entraîner dans ce qui est pure discussion intellectuelle ;
sa place n'est point dans les groupes de
savants qui se réunissent en séminaires et conférences pour traiter
de philosophie ou même de recherche spirituelle.
Il ne refusera pas
cependant d'aider de tout son pouvoir l'homme humble et sincère
en quête de Dieu...
Il lui montrera le chemin
de la crypte intérieure (guhâ) ce lieu secret du coeur où se dévoile
la Réalité ultime.
Mais même alors pour se faire comprendre de
son disciple, il comptera moins sur la transmission orale de « bouche
à oreille » que sur le contact immédiat de coeur à coeur dans
l'Esprit,
... et souvent son silence transmettra le Message plus efficacement
encore que sa parole.
Dans quelle mesure le sannyâsî s'adonnera-t-il à la lecture ?
Fera-t-il usage de livres pour demeurer en contact avec les sages
d'autrefois et d'aujourd'hui ?
Beaucoup de vrais sannyâsîs n'ont
par devers eux, que tout juste quelques livres, et certains n'en
ont même aucun. !
D'ailleurs une bibliothèque même restreinte ne
saurait aller avec la vie d'errance qui demeure toujours l'idéal.
Et
puis comme disait un vieux sâdhu d'Arunâchala :
« à quoi bon
savoir lire et écrire, le livre vivant sans cesse ouvert au fond du
coeur ne suffit-il pas ? »
Plusieurs sont même scandalisés quand ils
découvrent dans le repaire d'un confrère sâdhu quelques rayons
munis de livres :
« comment avec tout cela, disait l'un d'eux, pouvez-vous jamais espérer arriver à la vision intérieure ? »
L'essentiel est au moins que le sâdhu ne lise jamais par pure
curiosité ;
tout ce qu'il lit doit pouvoir servir au moins indirectement à ce qui demeure le but unique de sa vie :
la communion au
Mystère divin, la réalisation du Soi.
Il est même dit dans les Upanishads que les Écritures elles-mêmes doivent
être
laissées de côté
une fois que la lumière du Réel brille au-dedans,
à la façon du tison que l'on jette après qu'il ait allumé la lampe...
L'unique but des Écritures n'est-il pas en effet de mener à cette
Lumière ?
Shankara le philosophe-saint, le répète à son tour
: les
enseignements scripturaires deviennent inutiles quand la Vérité a
été découverte.
A combien plus forte raison tout autre littérature !
Malgré tout, le sâdhu peut parfois lire pour venir en aide à
ses frères.
C'est ce que fit précisément Ramana Maharshi au bout
de quelques années de silence quand il rencontra un jeune moine qui peinait sans rien y comprendre sur quelque catéchisme
élémentaire.
Ainsi peut-on attendre du moins qu'il aide à faire
comprendre le sens profond des Écritures, et c'est aussi l'une des raisons qui font que quatre mois de
l'année sont mis de côté pendant lesquels il séjourne au même endroit.
( en la Guha)
En tout cas, ce qu'on attend de lui ce n'est point une exégèse savante,
mais bien plutôt
quelque chose qui découle à la façon d'un lac débordant, de la
surabondance de sa contemplation silencieuse des textes sacrés.
Et cela vaut autant s'il lui arrive d'avoir à écrire,
il n'est ni un professeur, ni un écrivain ;
son rôle est
d'un autre ordre,
quelque difficile que ce puisse être parfois à accepter et par lui-même et par
ceux qui essaient de le tirer de sa solitude pour obtenir son aide.
La fonction propre du sannyâsi est de
se tenir au-dedans,
au nom de l'humanité,
caché et inconnu dans la crypte du coeur,
la Guha...
...du moins
tant que le Seigneur n'a point révélé sa Présence comme il le fit
pour Paul l'Ermite ou quand il dévoila son existence à Antoine.
Mais
même alors, lorsque le temps est venu de partager avec ses frères,
il n'a rien d'autre à donner que l'eau jaillissante qui coule directement de la Source, totalement pure, qu'aucun mélange n'a encore
altérée...
ou mieux encore il fait s'abreuver ses frères à la Source
même, celle qui jaillit « du sein du fond » de la guha elle-même....
Quelle sera la prière du sannyâsî ?
Parlant dans l'idéal, le sannyasî
a dépassé toute possibilité de prière particulière.
Son dernier sacrifice rituel fut celui qui précéda son initiation monastique ;
pour la dernière fois, cette nuit-là, il répéta la sainte
liturgie.
Maintenant il est mort au monde,
A ce monde-ci, d'abord,
où les hommes habitent...
mais aussi à cet autre monde qui en est complémentaire et que les hommes spontanément imaginent
à partir d'ici-bas :le
Ciel ( des devas
...ou de saints...voir d'un Dieu reconstruit!).
La société des hommes n'a plus
rien à attendre de lui
pas davantage les devas ( les représentations de Dieu) ne peuvent-ils réclamer ni hymnes ni sacrifices...
Que peut-il
offrir en effet ?
Il s'est dépouillé de tout...
Il n'a plus rien qui soit
« sien » puisqu'il n'y a même plus un « je » qui soit sujet
de devoirs ou de droits quelconques...
. « Qui » demeure pour prier ?
... et à« Qui » s'adresserait cette prière ?
« De quel côté me tourner pour
m'adresser à Dieu ?
en quel coin de mon coeur ou de l'univers
placer moi-même pour Le contempler,
L'adorer, Le supplier ?
Où que je me place pour ce faire, Il est déjà là !
Quand j'essaie de dire
« je », son JE à Lui a déjà brillé au fond de mon « je »
et
l'a anéanti de son éclat de feu ».
Les devas
( les représentations
que l'on se fait de Dieu)
ne sont que les signes de Brahman,
de l'Absolu
manifestation de son Mystère au niveau des sens et du mental
l'homme.
Quand l'homme a réalisé le Mystère non-duel du Brahman, - et c'est le témoignage que le sannyâsi
est précisément
supposé donner en ce monde - quelle peut être encore sa prière
?... sinon le Silence même de son expérience de Plénitude ?...
et le OM
qui en émerge pour ramener l'esprit à ce silence intérieur ?
Cela ne veut pas dire néanmoins que le sannyâsi passe
temps à méditer,
en samâdhi
, comme on le dit si souvent de façon
impropre.
Selon l'enseignement de Ramana Maharshi, le samâdhi le plus haut est un état devenu complètement naturel, en lequel il n'y a plus d'
évasion ou d'extase hors des perceptions des sens ou du mental...
le jnâni demeure totalement
présent
à soi-même et à tout
dans la clarté indivisible de l'âtman.
de l'Être...
La prière
du sannyâsî, comme sa vie entière, n'est point faire ou agir,
mais simplement ÊTRE....
Méditation, concentration, recueillement, sont encore des mots beaucoup trop « activistes » pour traduire
correctement ce qu'est sa prière et sa communion par le dedans avec Celui
auquel il n'est plus capable de donner aucun nom.(...)
En fait, comme le dit la Tradition, il y a deux sortes de sannyâsa ou plutôt d'appel à la vie de sannyâsa :
le renoncement spontané... et le renoncement recherché.
Le premier, vient spontanément, et s'empare pour ainsi dire de l'homme, que celui-ci le veuille ou non.
C'est une sorte d'impulsion intérieure, de lumière qui aveugle
... comme ce qui arriva à Paul aux portes de Damas.
Il est absolument
sans importance alors que l'homme passe ou non par l'initiation rituelle,
il sera, le renonçant total de la tradition primitive, sans qu'une législation quelconque n'en
fixe les modalités.
« C'est seulement en connaissant le Soi qu'on devient un ascète>>
Désirant Lui seul comme leur lieu de salut les moines
sages d'autrefois ne recherchaient pas de postérité :
- « Que ferions-nous d'une postérité, nous qui avons l'âtman
, l'Être comme
lieu de salut ?>>
S'élevant au-dessus du désir de fils, du désir de richesse
et du désir de lieux de salut, ils s'en vont errer et
mendier...>>
L'autre alternative
est de prendre le sannyâsa en vue d'obtenir la
Sagesse, et
la
(connaissance)
du Salut.
Et il est merveilleux que toute la tradition de l'Inde recommande à l'homme de consacrer
la dernière phase de sa vie à l'unique quête du Soi, dans un dépouillement total qui anticipe la mort.
Le sannyâsa proprement vécu
est sans doute le chemin le plus direct vers la vraie sagesse et la libération.
Mais même en ce cas, il est clair que le sannyâsa
sera jamais pris par quelqu'un sans qu'il ait senti au fond de lui quelque lumière et quelque appel personnel du dedans.
Aucun
aspirant sincère et pieux ne peut en effet manquer de pressentir
quelque chose de ce Mystère à la lecture des Écritures, et de
vie de ses saints, et surtout en venant au contact d'âmes vraiment
spirituelles .
Cependant, cette Lumière est souvent encore trop
faible pour guider sa vie et provoquer en lui cette conversion totale
de l'âme bout pour bout, cette métanoïa ( ce retournement ) qui caractérise la première
sorte de sannyâsa.
Pour l'aider alors, il y aura les règles multiples
que la tradition a établies et dont les plus importantes ont été signalées....
Mais un jour...
lorsqu'il découvre que les seules observances religieuses ne peuvent pas lui procurer la
Véritable connaissance du Brahman, il s'en va à la recherche du Guru,
de celui en théorie du moins - qui guidera ses pas dans la vie monastique
et lui conférera finalement l'initiation.
Un vrai Guru , est celui qui transmet de coeur à coeur
la connaissance salvatrice et ne se contente pas d'en parler ni d'indiquer de loin le chemin.
Le Guru est normalement nécessaire pour réaliser des progrès décisifs dans la voie spirituelle.
C' est un homme
qui n'a pas seulement lu ou appris de la bouche d'autrui quel est le chemin du salut
, mais qui s'est
lui-même
engagé sur
chemin et a atteint le But...
Il est donc désormais capable d'y mener
l'aspirant sincère, de par sa propre et personnelle expérience.
A travers lui, tout transparent au Mystère, la "Réalité du
réel" qui est au fond du coeur « brille de sa radiance infinie, comme une lumière
,sans fumée » .
Au Guru le disciple donne sa foi et son obéissance la plus totale.
L'abandon du disciple au Guru est complète et sans restriction car pour lui
le Guru est la manifestation de Dieu lui-même,
et sa « dévotion »
au Guru est pour lui la dernière étape, au-delà de tout culte extérieur et de toute
représentation dans son pèlerinage vers le
Brahman Suprêmement Transcendant dans sa non-manifestation.
( pour un chrétien ce ne
serait être seulement un homme aussi Saint soit-il...ce ne peut-être en fait
que le Christ, un Christ qui peut être vu plus particulièrement en tel ou tel
personne)
Au
disciple qui l'approche ainsi le Guru transmet la connaissance ultime,
celle qui, à la limite, ne se perçoit que dans le contact intime du
silence.
Pour préparer le disciple à la réception de cette connaissance, le Guru, prudemment et pas à pas le conduira d'abord au
contrôle de ses sens et de ses désirs, de son esprit ...
il développera son
renoncement et son discernement ....
Il sera parfois dur avec lui ne lui permettant ni paresse ni relâchement.
Mais il sera aussi doux
que ferme en lui faisant entendre les conditions de la Vraie austérité, celles qui seules rendent l'ascèse féconde
.
Le Guru l'aidera surtout à découvrir ainsi peu à peu le secret
de la
Vraie Prière.
Il ne lui révélera certainement pas d'emblée les
hauteurs de l'expérience d'advaïta, de la non-dualité.
Pour une âme
non encore préparée ce pourrait être dangereux, à la façon d'un
remède énergique pris à contre-temps....
Aussi longtemps que l'homme
a encore un sens marqué de son ego et de sa personnalité
à part, Dieu est, qu'il le veuille ou non, un
« Autre »
pour lui.
L'advaïta alors, ne peut être pour lui qu'un concept et non une
expérience existentielle,
et cela pourrait avoir des effets désastreux : renforcer son ego et en provoquer le développement tératologique.
Le
Guru cherchera simplement d'abord à rendre le disciple
silencieux
à l'intérieur,
Il lui apprendra à se dégager des objets perçus par les
sens ou jaillissant de l'imagination...
à fixer son attention sur
un point unique, physique ou mental...
et à répéter indéfiniment
et avec dévotion le saint Nom de Dieu .
quand il commencera à goûter le silence intérieur,
le Guru, fermement établi en Brahman « lui enseignera cette science suprême du Brahman
en sa teneur réelle,
par laquelle on connaît le Vrai, l'homme intérieur archétypal ( purusha)
impérissable...>>
et il le conduira...
« immaculé, par la porte du Soleil,
là où demeure le Purusha, au-delà de la mort,
le Soi impérissable >>
Le sannyâsa est essentiellement acosmique, comme l'était aussi
le monachisme chrétien dans ses origines.
Quand cela n'est pas
proprement saisi il est difficile d'accepter la liberté totale du sannyâsi.
Dès que le renonçant se considère
comme ayant obligation quelconque envers qui ou quoi que ce soit
imposé par lui-même
,ou imposé par autrui -
il n'est déjà plus ce qu'il devrait être,
ne remplit plus la fonction pour laquelle il a été mis à part : et
témoin du Seul et Unique Absolu.
Cela ne sera jamais dit avec assez
de force en nos temps ou moines chrétiens comme sannyâsîs
sont pressés de plus en plus de
faire quelque chose
-
alors
que tout ce qu'on devrait attendre d'eux, est simplement qu'ils
soient,
au sens le plus prégnant du terme.
Le sâdhu n'a aucune obligation d'aspect visible et mesurable,
envers la société humaine.
Il n'est pas un prêtre pour prier et offrir au nom des autres ;
Il n'est pas un professeur, pas même des saintes Écritures,
...encore moins est-il un travailleur social.
Il est aussi
mort
pour la société que le cadavre qu'on emporte au bûcher funéraire
Il n'y a rien à lui demander en retour,
sinon d'être là,
d'être ce qu'il est.
Les
sannyâsîs sont la libation d'un peuple à son Dieu,
le plus haut
des sacrifices ,
le véritable sacrifice de l'homme ,
les victimes
consumées au feu de l'austérité de leur
propre oblation intérieure.
De nos jours un tel acosmisme est le plus souvent jugé sévèrement et même condamné.
Les revendications de la société sur
les individus risquent de devenir plus exigeantes encore qu'au
temps des tribus primitives, lorsque l'existence personnelle était à peine distinguée à l'intérieur de la conscience collective du groupe
,et cette manière de voir se retrouve partout, aussi bien dans le
.monde religieux hélas que dans les Églises
.
Mais le sannyâsi est le témoin de la liberté foncière de l'homme au Mystère de son âme,
et ce témoignage
est indispensable dans la société civile comme religieuse.
Dans un
monde où l'intérêt se réserve de plus en plus exclusivement pour
ce qui est (ou semble être) « fonctionnel » ;
des représentants de
l'acte gratuit par excellence sont
plus nécessaires que jamais
à
l'équilibre mental et spirituel de la société.
Le sannyâsi est plus que tout le témoin d'un
« Présent » qui transcende
tout ce qui
passe
il n'est lié ni au passé ni à l'avenir.(...)
Les excentriques seront de moins en moins acceptés, - mais qui juge de
« l'excentricité » ?(...)
Et les vrais sannyâsis continuent à porter leur témoignage, qu'ils résident en ashrams ou soient en errance,
qu'ils
demeurent solitaires ou se regroupent en monastères
quel que soit
,leur vêtement ou leur non-vêtement,
quel que soit leur nom ou
,leur apparence.(...)
Ce « petit reste » demeure rappelant à tous que
DIEU SEUL EST.
.(...)
Le jnani est au dessus de tout dvandva (de toute antinomie) et cela n'a aucune importance pour lui
d'être
assis sur un trône royal ou bien d'errer sur les routes comme
mendiant.
Le roi janaka est donné comme modèle de la vie spirituelle tout autant que les Rishis
védiques des bords du Gange.
Si la vocation d'un sage est de vivre dans le monde, il sera au milieu
de ses frères le meilleur exemple de ce qu'ils doivent être et faire
pour atteindre au salut et à la science du Brahman
Le salut et la connaissance du Brahman en effet transcendent tout
état de vie particulier.
Ce sage leur montrera ainsi par l'exemple
de sa propre vie, de façon directe et immédiate, le moyen d'accomplir leurs devoirs et activités dans le détachement le plus total,
comment conserver une attention indéfectible à la divine Présence
au milieu même de leurs occupations et préoccupations quotidiennes.
( ainsi se justifie
peut-être la vocation de l'ermite urbain)
Une vie consacrée à Dieu au milieu des hommes et au moyen d'activités profanes demande
un renoncement plus profond
encore que la vie traditionnelle de silence et de solitude.
Et ce ne peut jamais être par faiblesse que le sannyâsi fasse le choix de cette voie
de service.
Là, comme dans la forêt, s'il n'est pas fidèle à son appel
et se contente de la lettre et des dehors du sannyâsa, non seulement
,il scandalisera ses frères, mais il se préparera pour lui-même un
des pires enfers possibles, comme le dit la sagesse de l'antique tradition qui demande que
personne ne prenne sur soi ni n'accepte d'enseigner les autres tant qu'il
n'a pas passé douze ans au moins en silence et solitude... attentif seulement
à la Présence...
autrement en vérité, que sera-t-il capable de donner aux autres ?
L'Esprit souffle où il veut : il appelle du dedans, il appelle du
dehors, par les multiples voix de la création et de l'histoire.
Puissent les élus et les appelés ne manquer jamais d'être attentifs à
Sa Voix !
Au désert et dans la jungle autant qu'au milieu du monde,
le danger est toujours de se chercher soi-même.
Pour le sage qui a
découvert son vrai SOI
- qui sait « qui » il est -
il n'y a plus
finalement ni ville ni forêt,
ni vêtement ni non-vêtement,
ni faire
ni non-faire.
Il vit dans la liberté de l'Esprit, et à travers lui, à son
gré l'Esprit accomplit son oeuvre dans le monde,
par son silence
comme par sa parole,
par sa solitude comme par sa vie en compagnie des hommes.
Quand l'homme a passé au-delà de son « propre
soi »,
de sa « propre vie »,
son être, son agir, sa Paix, sa Joie, sont
dans le Soi seul,
le seul Soi réel,
Tel est le
véritable idéal du sannyâsî.