Peinture d'Alain Thomas
http://www.alain-thomas.com
i(nspiré du texte de MADELEINE KWONG LAI-KUEN
in Christ Chinois DDB)
Cet
idéal n'est pas purement « humain ».
Il relie l'homme aux sources qui composent le cosmos, ramène à l'origine des
choses.
Un Chinois porte donc avec lui une vision de la nature
humaine, une image du Sage, une image du Saint.
Lorsqu'il
entre en contact avec la personne de Jésus, il la confrontera, plus ou moins consciemment selon les cas, à cet idéal
sous-jacent.
Nos représentations chrétiennes traditionnelles peuvent-elles alors lui donner satisfaction ?
Et de
quelle façon le Christ lui-même répond-il à l'attente
humaine et cosmologique inhérente à la sagesse chinoise ?
La question est trop vaste pour l'aborder ici en son entier.
Je voudrais seulement éclairer la nature de cette vision
chinoise de l'homme et de l'univers au travers de l'examen
d'une notion centrale -
celle du Qi,
ou de « souffle vital » .
L'examen de
cette notion permettra peut-être au lecteur occidental de
mieux comprendre le type de défi auquel la christologie est
confrontée en monde chinois. Mais, parallèlement, cela
devrait l'aider à saisir
combien la pensée chinoise peut enrichir notre approche spirituelle et théologique de la
personne du Christ.
Engendrer sans cesse
L'esprit de la cosmologie chinoise est exprimé à
merveille par le très ancien classique chinois qu'est le Livre
des Mutations (Yijing) :
« engendrer et engendrer sans
cesse
». C'est une « cosmologie de vie ».
L'univers apparaît
comme un
Tout vivant, un processus vital et créatif.
Il se
meut et se transforme sans cesse.
La vie, le mouvement, le
développement, tout est relié à l'idée de Qi, Force vivifiante,
Source de tout.
Dans la Haute Antiquité, on parle déjà du Qi atmosphérique et du Qi respiratoire.
Au travers de ces notions, le
Chinois contemple une Force immense et ondulatoire
entre Ciel et Terre.
Cette force, le Qi, est invisible et sans
forme, mais elle emplit tout l'univers et s'incarne de façon
multiforme.(...)
En en cette force, coexistent deux
dynamismes, différents mais complémentaires, l'un puissant ( yang) et l'autre délicat (yin), l'un fort et l'autre doux.
Ils sont unis l'un dans l'autre, interdépendants l'un de
l'autre et se portent l'un vers l'autre, sans confusion ni
séparation.
C'est grâce à leur échange, leur interpénétration, et leur intercommunication incessante, que le Qi
donne naissance au Ciel-Terre et à tous les êtres.
L'ordre
du mouvement du Qi est aussi celui de tout l'univers.(...)
« Le Tao engendre le Un
Le Un engendre le Deux
Le Deux engendre le Trois
Le Trois produit les Dix-mille-êtres
(la totalité des êtres)
Les Dix-mille-êtres s'adossent au Yin
Et embrassent le Yang
et l'Harmonie naît au Qi du Vide médian
( livre du Tao)
*. Je ne traduis pas ici le terme de « Tao », passé tel quel dans les
langues occidentales. On sait qu'il signifie à l'origine « voie » mais qu'il a
un usage aussi étendu que le terme de logos (avec lequel on le compare
souvent) peut avoir en contexte grec.
A la suite de
Laozi, un autre grand
Sage du taoïsme,
Zhuangzi
(environ 369-286 av. J.-C.)
approfondit la réflexion sur le Qi
Pour lui, ce qui remplit
tout l'univers n'est rien d'autre que le Qi - l'existence sous
ses différentes formes est la manifestation d'un seul Qi.
Il
est l'essence commune de tous les êtres.
Il est principe
d'unité.
« Les Dix-mille-êtres sont Un Ce qui fait
communiquer tout l'univers n'est qu'un seul et unique Qi »
Une image qui rejoint celle de la Bible :
« l'Esprit
du Seigneur remplit tout l'univers, lui, qui tient unies
toutes choses » (Sg 1, 7).
Dans un autre texte, Zhuangzi dit
aussi :
« Quelque chose d'indistinct, de fuyant et d'insaisissable, se transforme en souffle (Qi)... le Qi en
forme... la
forme en vie
» (ch. 18).
Le Qi est comme un « espace
unitaire » entre sans forme et forme, néant et être.
Toute
naissance et toute disparition dépendent de la possession
de ce Qi, porteur de vie.
et
« La vie humaine est condensation
de Qi, celui-ci se condense et c'est la vie, s'il se dissipe, c'est
la mort » (eh. 22).
Cette assertion de Zhuangzi est très
célèbre et a été reprise par de nombreux auteurs au cours
des siècles. Il est écrit dans le Guanzi (VIIe siècle av. J.-C.) :
« Lorsqu'il y a Qi, il y a vie, et quand il n'y a plus de Qi,
c'est la mort : tout être vit par son Qi. »
Le Guanzi élabore
toute une théorie dujing-qî, c'est-à-dire du Qi subtil, fluide
et vital, toujours en mouvement
« Dans les bas-fonds, il
produit les cinq ravins; dans les hauteurs, il déploie les
étoiles; il coule au milieu du Ciel et de la Terre, on l'appelle le fantôme et l'esprit; il se cache au coeur de l'homme
et en fait le Saint. »
Ainsi, de la matière jusqu'à l'esprit,
rien n'échappe au Qi.
Il est présent partout et pénètre tout
pour le vivifier.
Il est Source d'existence, de mouvement, de sagesse et de sainteté.
Entre Ciel et Homme
Deux qi s'attirent et se stimulent pareillement... le Ciel et la Terre s'attirent, se
stimulent, et tout est créé et transformé.
Dès lors, entre
l'Homme et le Ciel existent des rapports mystérieux, des
attractions mutuelles.
Le Qi joue un rôle central comme
Médiateur, Dynamisme unificateur, parce qu'il remplit tout
l'univers et qu'il pénètre en tout et entre tout.
Cette interaction, stimulus-réponse, entre les choses, les êtres et les
hommes est
ineffable... insaisissable par la raison.
On
peut toucher cela, le goûter intérieurement... mais on ne sait
pas comment cela se fait.
C'est un contact mystérieux.
Car
cette communication n'est pas « de tête à tête », mais « de
qi à qi »,
et de coeur à coeur.
Cette résonance mutuelle se
déploie sans cesse et dépasse les limites temporelles et
spatiales.
Dans l'expérience spirituelle, dans certaines relations humaines profondes, ne savourons-nous pas un pareil
goût de rencontre, d'échange et de communion ?
Qi est l'Origine
toujours et partout présente qui vivifie le monde, représente l'aspect dynamique et créateur du Tao.
« Par son
mouvement, il établit le Ciel et la Terre. Créateur et
Transformateur, il se déroule et se déploie, donne réalité à
tous les êtres », dit un texte taoiste
C'est par lui et en lui
que le Tao a créé le monde.
En tant qu'incarnation et
manifestation (de la volonté) du Tao, il est aussi «le
Messager du Tao » le lien entre le Tao
invisible et le monde visible.
A l'époque des Wei (220-589), un nouveau couple de
notion contribue à enrichir la réflexion sur le Qi, à savoir le
rapport entre
Wu et You.
On peut traduire
Wu par le Rien,
le Non-être. Mais le Rien n'est pas
rien !
Il est bien plutôt
l'Être absolu en plénitude,
Auto-existence et Auto-suffisance.
Parce qu'il n'est ni ceci ni cela, il lui est donné ce
nom paradoxal.
You signifie l'Avoir ou l'Etre.
On dira donc que le Qi est le You.
Le Qi-You ( le qi- être) est l'incarnation et la manifestation du Tao-Wu.( le
logos- non être) Étant sans cesse
en mouvement, il est omniprésent et pénètre toute chose.
Aucun lieu auquel il ne parvienne.
« Il est ce qu'il y a de
plus grand, et ne peut avoir de demeure; et en même
temps, il est ce qu'il y a de plus petit, et ne peut donc avoir
un intérieur » (Guanzi).
Zhang Zai (1020-1077) approfondit et modifie la
réflexion antérieure sur la relation entre Qi et le couple
Wu-You. ( non être-être)
Il identifie le Qi au Taiji (le Faîte
suprême).
Pour Zhang Zai, le Grand Vide invisible et tous
les êtres visibles sont unis dans le Qi.
Le Qi peut unifier et
contenir le Wu et le You (être-non-être) en Lui-même.
C'est la plénitude
dans le Vide,
l'avoir dans le Rien,
le visible dans l'Invisible.
Il dira que ce sont les « deux aspects » d'un être qui manifestent le Qi.
Quels sont ces deux aspects ?
Ce sont vide et
plein, immobilité et mouvement, concentration et extension.
Le Qi, d'origine, est Un; et en même temps, il est
Deux,
intercommunication, stimulus-résonance.
Le mouvement du Qi que Zhang Zai désigne comme « issu du Grand
Vide » n'est pas un changement ordinaire de forme, mais
un Mouvement « métaphysique » jailli du Repos suprême...
se transformant perpétuellement en repos éternel....
Bien d'autres philosophes pourraient être encore cités. Pour la plupart ils réfléchissent sur le mode « d'inhabitation du Tao dans le Qi »... faisant de ce dernier
comme le
dedans de tout être,...
ce qui l'anime vers son accomplissement.
Le Tao engendre le Un
Le Un engendre le Deux
Le Deux engendre le Trois
Le Trois produit les Dix-mille-êtres
Les Dix-mille-êtres s'adossent au Yin et embrassent le Yang
L'Harmonie naît au qi du Vide médian.
Au cours de l'histoire de la philosophie chinoise, on a
fait souvent de ce texte une description cosmologique:
le
Tao d'origine est connu comme le Vide suprême d'où émane l'Un
qui n'est autre que le Qi primordial, le Souffle
-Un.
Le Yang en tant que force active, et le Yin en tant que douceur réceptive
régissent par leur interaction les multiples souffles vitaux dont les Dix-mille-êtres du monde créé sont animés.
Le
Trois alors représente la combinaison des souffles vitaux Yin et Yang et du Vide médian. Ce Vide médian, Souffle
lui-même, procède du Vide suprême dont il tire son pouvoir.
C'est cette relation ternaire entre le Yin, le Yang et le Vide médian qui donne naissance et sert aussi de modèle
aux Dix-mille-êtres.
Ce Vide médian qui réside au sein du couple Yin-Yang réside également au coeur de toutes
choses; y insufflant Qi et vie,
il maintient toutes choses en relation avec le Vide suprême, le Tao, leur permettant
d'accéder à la transformation interne, à l'unité, à l'harmonie.
Mais plusieurs philosophes pensent qu'en se tenant à
cette présentation, il y a un risque de ne comprendre ce
processus que comme celui de l'auto-transformation du Qi
et que le « fondement ontologique » fait alors défaut.
C'est
pourquoi Wang Bî, un des plus grands commentateurs du
Livre du Tao et de sa Vertu, évite de parler de ce qui
concerne la «production» du monde et considère plutôt
l'Un comme l'Absolu, auquel toutes choses retournent, le Tao lui-même étant le Wu.
( non-être)
Pareillement un philosophe
contemporain, néo-confucianiste,
Xiong Shili remarque qu'il ne faut pas comprendre l'« engendrement
dans un sens génératif, mais plutôt dans le sens de « manifestation » du Tao.
Un autre philosophe contemporain
Mou Zongsan
, dit de même qu'il ne faut pas
comprendre les « Un », « Deux » et « Trois » du texte
comme décrivant un processus de création du monde,
mais
comme parlant de la Substance même de Tao : le Tao
deux faces, Wu et You, et le Mystère de leur Unité est Trois.(...)
La Communication sans limites
On perçoit déjà là tout un registre de vocabulaire et de
qui n'est pas sans conséquences sur la façon de
décrire la réalisation de l'homme, la dynamique de l'univers, mais aussi l'apparition du Mystère - ou l'apparition
du Christ - en ce monde.
Essayons justement d'aller plus
,avant dans ce que la pensée chinoise a à nous dire sur la
manifestation du Tao dans le monde.
Nous avons vu que c'est par le Qi-primordial que le Tao « crée » le monde.
C'est le Qi qui réalise, accomplit et parfait l'activité du Tao.
On peut considérer que le Qi primordial est la « Grande
Vertu » du Tao (que Laozi appelle De).
Le De est Puissance
efficace du Tao dans tout l'univers.
Le Tao intériorise son
De dans tout être.
Le Tao engendre et le De nourrit,
protège, parfait, mûrit - dit le chapitre 51 du Livre du Tao
et de sa Vertu.
Et le chapitre 39 affirme
Le Ciel obtient le Un et devient clair
La Terre obtient le Un et se stabilise
Les esprits obtiennent le Un et acquièrent le pouvoir divin
La Vallée atteint le Un et se remplit d'eau
Les êtres accèdent au Un et se multiplient
Le prince appréhende le Un et règne sur le monde
Le Un n'est pas un nombre, c'est l'expression de la puissance efficace du Tao.
Le Un se révèle comme le Souffle de
l'Un, le Qi primordial.
Un ancien texte (Chenshi Chunqiu)
le dit ainsi « Le jing-qi se posant sur les ailes des oiseaux leur permet de voler, sous les pieds des quadrupèdes leur
permet de marcher, il permet aux pierres précieuses de
donner leur éclat ( ... ) le Saint en reçoit un esprit brillant et
sage. »
C'est par le Souffle-Un que le Tao est immanent au
Coeur du monde.
Etant si subtil, si fluide, il pénètre tout,
parcourt, soutient et anime tout.
Présent en toutes choses,
il n'est cependant pas identique aux êtres, « semblable au
vent sans être du vent, semblable à l'eau sans être de
l'eau »
.
Le Qi remplit tout l'univers. Entre le Ciel et la Terre, il
n'y a qu'un seul Qi.
Il est le Milieu ambiant dans lequel
tout est plongé comme l'est un poisson dans l'eau.
Il est en
tout, et tout est en lui.
Il relie et unifie le monde physique
et métaphysique.
Il est en communion avec le corps et l'esprit,
Il est Communion du tout avec tout,
Communication
du tout en tous,
Union originaire et originante de tout,
Le Huainanzi,
remarque: « Ciel et Homme sont en communication, et...
les Dix-mille-êtres se rejoignent. »
Huang Zongxi
(1610-1695) dit de même: « Bien qu'entre le Ciel et
l'Homme existe la distance des différentes formes, le Qi
n'est jamais sans communiquer. »
Un autre texte dit : « Le
coeurs s'unissent au-delà des générations, le Qi se communique sans limites. »
et l'on rejoint dès lors le principe de globalité...
Le Qi, au coeur de l'éthique et de la spiritualité
le Qi n'est pas seulement une notion centrale de la cosmologie et de l'ontologie, c'est aussi un concept
qui
éclaire tout l'ordre éthique et spirituel.
Cette continuité
est
importante : en monde chinois la réflexion sur « le Sage
ou « le Saint » n'est pas séparable de celle sur la nature des
choses et l'ordre de l'univers.
L'histoire et l'éthique sont
inséparables du cosmologique et du transhistorique.
A l'origine, le Qi était représenté par un idéogramme
qui désignait ce qui est fluide, « nuage léger », et évoquait
une dynamique invisible, un influx immense du cosmos.
Par la suite, le caractère définitif pour Qi fut formé par
l'association des clefs sémantiques de l'air et du riz, symboles de la vie : l'air et le
grain... ce dont on a besoin
pour vivre.
« Le Qi, pour les Chinois anciens, désigne non
seulement le Souffle de respiration, mais la fonction du corps physiologique humain, où il est la
force qui émane de cette fonction globale. »
C'est de cette façon que le
Qi qui nait en l'homme devient force spirituelle et
motrice et créative de toutes les activités
En Chine, la réflexion anthropologique est d'abord, et indissociablement, éthique, sociale et spirituelle, centrée
,sur le souci de l'homme de découvrir
sa nature foncière, sa
vocation ultime, de parvenir à son accomplissement.
Une
telle anthropologie est toujours enracinée dans un au-delà
et un en deçà, mais elle reste inscrite dans
l'immanence, au
plus profond de l'être humain.
La vie cosmique et la vie
humaine sont inséparables, essentiellement reliées, elles
forment une « Grande Vie » en
Totalité et en Unité.
Ce
qu'un Chinois désire et recherche,
c'est de vivre en communion... en harmonie
avec la Nature, avec tous les
êtres et avec tous les autres hommes.
Parce que la
« Grande Paix » ne peut advenir que par une communication harmonieuse entre l'Homme, le Ciel et la Terre,
le Qi
joue un rôle extrêmement important, car c'est lui qui
réalise cette communication.
Il adhère à toute chose et à
tous les êtres.
La tradition chinoise multiplie les qualificatifs pour exprimer la façon dont le Qi agit en l'homme.
Au
niveau le plus fondamental, il y a le « Qi de l'inspiration »
et le « Qi de l'expiration ». Quand le Qi agit par le mouvement du
coeur, il y aura le « Qi de la volonté », le « Qi de
droiture », le « Qi de la joie », de la désespérance, etc.
Sur
le plan social le terme feng-qi désigne les courants d'influence à
l'oeuvre dans la société.
« Le Qi est ce qui remplit le corps » dit le Guanzi. Ge
Hong (284-364) affirme pour sa part: « Un homme est dans
le Qi, et le Qi est dans l'homme. »
Un autre texte ancien dit
déjà que le Qi, non seulement construit le corps humain,
mais son caractère, son tempérament, ses affections, ses
passions. Et un autre : quand le Qi est harmonieux dans les
yeux, ils sont lumineux; dans les oreilles, elles sont aiguisées; dans la bouche, les paroles sont confiantes, et dans la
politique, celle-ci devient appropriée.
Le Guanzi, encore,
explique que si l'homme est différent des végétaux, des
oiseaux et des animaux, c'est parce qu'il procède dujing-qi,
C'est-à-dire du Qi le plus subtil et le plus délicat.
Aussi
l'homme peut-il penser, prendre conscience, atteindre le
Bien et y demeurer. C'est donc grâce à un seul et unique Qi
que toutes les dimensions humaines sont interdépendantes
et peuvent constituer une Unité.
Et c'est pourquoi le sens
de toute la vie humaine est de nourrir, de développer et
d'épanouir ce Qi.
La pratique de la rectitude
Chacune des traditions aura cependant ses inflexions
spécifiques. Tandis que le taoïsme recherche d'abord le
lien essentiel entre le Qi, le Cosmos et tous les êtres, la
réflexion confucianiste porte plutôt sur la relation entre le
Qi et l'Homme comme sujet moral.
Confucius lui-même
dit déjà :
« l'homme de bien doit se prémunir contre trois
maux : jeune, lorsque son sang et son souffle vital sont
encore en effervescence, contre la débauche; à l'âge mûr,
lorsqu'il est en pleine vigueur, contre la pugnacité, l'agressivité; au soir de sa vie, lorsqu'il s'est tari, contre la cupidité » (Entretiens, XVI, 7).
Confucius relie l'idée de sang à
celle de Qi, la force ou l'énergie vitale du corps devenantun terme composé, xue-qi.
Pour les confucéens, le Tao est avant tout un idéal moral au sujet duquel Confucius proclamait : «
Qui le matin a entendu le Tao peut mourir tranquille le soir. » La nature humaine est alors identifiée au
Tian-ming, c'est-à dire à la volonté du Ciel.
Suivre la Nature, c'est le Tao,
mais la pratique du Tao passe par une instruction, un enseignement, un entraînement.
Dans l'optique de Mencius, le coeur de l'Homme, qui est aussi sa Nature, est foncièrement bon, parce
qu'il vient du Ciel. Etant essentiellement relié au Ciel, il possède les quatre principes du Bien: « Le coeur de
compassion est le principe de la bienveillance (ren) ; le sentiment de la honte et de l'horreur du mal est le principe
de la justice (yi) ; la volonté de refuser pour soi-même et de laisser pour autrui est le principe de l'urbanité (li) ; le coeur
de discerner le bien et le mal est le principe de sagesse
(zhi). Tout homme a naturellement ces quatre principes,
comme il a quatre membres. » On comprend alors cet
autre adage célèbre de Mencius :
« Celui qui va jusqu'au
bout de son coeur connaît sa nature d'homme.
Connaître sa
nature d'homme, c'est alors connaître le Ciel. »
C'est un
philosophe non chrétien qui nous explique ainsi comment,
à l'horizon terrestre de la vie humaine, l'homme peut trouver le chemin de l'infini par
la voie de l'intériorité.
Inévitablement alors, l'homme doit s'engager dans une
série de choix.
Mencius proclame :
« J'aime la vie, j'aime
aussi la justice; si je ne peux pas avoir les deux, j'abandonne la vie pour la justice. »
L'éthique ne provient pas
d'une exigence extérieure, mais est la manifestation des
quatre principes, bienveillance, justice, urbanité, sagesse.
Ces quatre principes sont un dynamisme, un élan intérieur
de la vie. C'est pourquoi Mencius dit :
« Tout ce qui existe,
je le possède en moi. »
Ce qu'il nous faut bien saisir ici, c'est que, pour
Mencius, « la Volonté est le chef, le maître du Qi.
Que la
Volonté survienne, le Qi aussi ».
Quand la volonté de
l'homme se consacre à un Bien, elle suscite le Qi de droiture pour le désirer,
mais l'homme peut aussi trahir sa
nature, le décret du Ciel, et son Qi de droiture devient un
Qi de convoitise qui bouleverse et trouble la volonté et le
coeur.
Pour nourrir le Qi, il faut nourrir le coeur et régulariser la volonté.
On pressentait déjà quelque chose de cela
dans le Guanzi, où l'on trouve : « Ce Qi, on ne peut l'arrêter par la force, mais le retenir tranquille par la vertu. On
ne peut pas l'appeler par la voix, mais l'accueillir, le
rencontrer par l'intention, le désir. Si on le garde respectueusement, on ne peut le perdre, et cela s'appelle la
vertu. »
Telle est la réponse que le saint réserve à l'appel
pressant du Transcendant, qu'il saisit « au bout de son
coeur ».
Dans la période préconfucéenne, le mandataire du Ciel
sur terre est l'empereur ou le roi, appelé le Fils du Ciel, il
est le représentant de l'humanité, l'homme unique à qui le
Ciel s'adresse par le mandat, le ming. Le Ciel lui confère
un mandat et l'adopte comme son fils, lui seul donc appréhende la « parole du Ciel ».
A partir de Confucius, ce ne sera plus seulement le roi, qui reçoit le ming,
mais tout
homme intégral » (junzi) qui choisit, toujours et en tout
acte, le bien et le mieux.
Pour Confucius, comprendre le
ming et pratiquer la vertu ne font qu'un.
Mencius va plus loin, ouvre la voie intérieure du coeur de l'homme à la
présence du Ciel. Chaque homme peut connaitre le Ciel,
car la Nature humaine est la manifestation de la volonté du
Ciel.
Un jeûne du coeur
Chez les néo-confucianistes le mouvement du coeur est
l'oeuvre par excellence du Qi.
Le coeur, comme organe
commun des sens et comme viscère souverain des autres viscères , est au centre du corps humain, en lui se ressource
le Qi le plus clair, le plus pur, le plus efficace.
La vie intérieure se nourrit en lui.
Lu Jiuyuan (1139-1192), néoconfucianiste, fondateur de l'école Xinxue
(l'étude du Coeur) écrit : « L'Univers est mon coeur et mon coeur est
l'Univers. »
Wang Anshi (1021-1086) souligne que le Qi
essentiel de l'homme est le Qi de l'harmonie, qui se manifeste au coeur de l'homme; car en ce lieu le Qi se manifeste
bien comme « vacuité », et c'est pourquoi il peut communiquer avec tout et accueillir toute chose.
Ce philosophe confucéen rejoint ici l'intuition du taoïste Zhuangzi
« Concentre-toi n'écoute pas par tes oreilles, mais par
ton coeur, n'écoute pas par ton coeur, mais par ton Qi. Les oreilles se bornent à écouter, le coeur se borne à représenter. Le Qi, étant vide, accueille tous les êtres »
(ch. 4).
Il y avait aussi déjà, chez Zhuangzi, une théorie de la
culture du Qi : le « jeûne du coeur ». Faire jeûner le coeur,
c'est s'établir dans le vide.
Vide, le coeur se délivre du corps
et va s'ébattre à l'origine des choses, en union avec elles.
Quelles que soient les différences entre cet antique
penseur taoïste et les philosophes néo-confucianistes,
l'idée du « jeûne du coeur » trouvera de nombreux prolongements.
Pour l'ensemble de ces penseurs,
tout homme peut devenir un
Saint.
Cela parce qu'il n'y a qu'un seul et
unique Qi entre le Ciel et la Terre, dont l'homme procède.
Du Ciel qui est la Source et la Racine de l'univers, provient
la vertu morale fondamentale, celle d'aimer la vie, « d'engendrer et d'engendrer » (sheng sheng) ; et c'est au fond cet
attribut essentiel du Ciel que les confucéens appellent « la
vertu d'humanité » (ren).
C'est grâce à cette « vertu d'humanité » du Ciel que « la Vie » émerge du monde, manifestant la présence
d'une Force, d'une dynamique vivifiante.
Lorsque cette vie se manifeste en un homme, cet avènement reçoit un sens extraordinaire : l'homme peut expérimenter et prendre conscience de la vertu du Ciel, aimer la
vie, actualiser cette « humanité du Ciel » dans la vie quotidienne, la réaliser dans l'humanité de l'homme.
Qi et
« Humanité » deviennent une même réalité, le Qi vivifiant
du Ciel, incarné au coeur de l'homme, y est la source de la
justice et de la droiture. C'est par et dans le "Qi que
l'homme est relié au Ciel. Par lui, le Ciel, la Terre et
l'Homme sont unis et communiquent à jamais.
Ce long parcours au travers de l'une des notions fondamentales de la sagesse chinoise nous a-t-il éloignés du
Christ ? Il me semble plutôt qu'il nous a permis d'esquisser
l'horizon sur lequel un Chinois peut accéder à la révélation
incarnée en Jésus. Le Saint
par excellence qu'est Jésus de
Nazareth sera perçu et admiré au travers de sa
capacité à laisser s'épanouir en lui le souffle vivifiant du Ciel, à laisser
croître dans son coeur et dans son corps cette force de
communication qui le met en harmonie avec lui-même et
avec le Ciel et qui fait de lui un facteur d'harmonie et de
paix au travers même des conflits qu'il affronte, de la guérison des corps qu'il accomplit par sa présence vivifiante, de
ses paroles qui manifestent l'essence du décret du Ciel
parce qu' elles vont « jusqu'au bout du coeur ».
Surtout, ce
Jésus historique grandira tout
naturellement en un Christ
universel, car les forces qui l'habitent et qu'il manifeste
sont celles-là qui président à la création et à la perpétuelle
régénération du Cosmos.
Au sein du « microcosme » du
Jésus historique est déjà potentiellement présent le
macrocosme d'un univers tout entier christifié.
Ainsi, le mouvement même de la Sagesse chinoise permet peut-être de
dépasser certaines hésitations ou coupures qui existent en
régime de pensée occidentale lorsqu'on entend développer
la relation entre Jésus historique et Christ cosmique.
En ce
parcours qui va du Saint historique à l'Accomplissement de
l'histoire s'approfondira la révélation que « tout a été créé
en lui et par lui ».
Bien entendu, de nombreuses inflexions devraient être
apportées. Il y a bien des variations ou des désaccords
entre les auteurs de la tradition chinoise, et on ne passe pas
si facilement d'un système de sagesse
à la folie de la révélation
du Christ crucifié et ressuscité.
Mais il est clair que la
sagesse chinoise fournit à la Révélation un terreau tout
aussi propice que celui constitué en son temps par la philosophie grecque.
Et la sagesse chinoise n'est pas seulement
un système du passé. Tout en renouvelant ses expressions
elle continue d'être vivante. Aux chrétiens de montrer que
le Maître de l'Histoire manifeste et accomplit ce potentiel
de vie, cet amour de la vie que cette sagesse a mûri tout au
long des siècles.