Peinture d'Alain Thomas
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La traversée de l'image 

 

Bien entendu de telles perspectives ne se retrouvent que bien malaisément dans le monde coloré et grouillant de la religion et de la divination en monde chinois, devins , diseurs de bonne aventure, géomanciens, interpréteurs de rêves. Pourtant, la rivalité complice et incessante du taoïsme et du bouddhisme en a transposé quelque chose jusqu'au coeur de la religiosité populaire. Les trois propositions qui suivent n'appartiennent pas à un seul système, elles participent d'un fonds commun dont on pourrait isoler bien des variantes

--L'acte de voir est un chemin, il n'est pas un  terme. 
On pourait énoncer cela autrement : il faut apprendre à voir vraiment pour traverser vraiment l'image. 
Le mouvement qui en calligraphie comme en peinture, organise le blanc et s'achemine vers le vide en porte déjà témoignage...
 Ce qu'il s'agit d'abandonner en route, c'est l'intentionnalité du voir. 
Seul celui là  qui réfléchit comme en miroir, sans prétendre nullement ni réfléchir ni percevoir, atteint ce point de réflexion unique où l'espace et le temps se confondent. 

C'est l'un des thèmes majeurs du Zhuangzi:"seul celui qui « agit spontanément... voit l'obscurité et entend le silence"  
lequel fonde ainsi toute la mystique postérieure - et c'est le lieu même du passage entre le taoïsme et le bouddhisme sinisé.


-C'est dans ce dernier que se précisera et s'explicitera ce que nous pressentons déjà :
la traversée de l'image est identiquement traversée de la violence, 
telle que l'intentionnalité, « l'avidité de vivre » (Laozi) en désigne le lieu Mais le thème est déjà présent dans les écrits majeurs de la pensée chinoise : en affirmant que ce qui est faible et doux vainc à la longue ce qui est fort et dur...(...)

  « Percevoir ce qui est petit, l'illumination. S'attacher à ce qui est faible, la force. User de sa lumière pour revenir à l'illumination » 

Une expression prend toute sa radicalité dans le bouddhisme Chan (en sanscrit Dhyâna, en japonais Zen) tel que l'exemplifient les Entretiens de Lin Ji au IXe siècle. 
La forme même de ces logia (ils donneront naissance aux koan qui feront bonne part de la célébrité du Zen) tient déjà d'un combat, d'une traversée de la violence, dans les dialogues et très souvent les coups échangés entre maître et disciple, vers une vision paradoxale.
« Du temps où je n'avais pas encore la vue, de noires ténèbres s'étendaient sur moi. Je ne pouvais passer le temps sans rien faire et, la fièvre au ventre, le coeur oppressé, je courais partout m'informer de la Voie. 
Vous me dites de parler; mais cela ne se peut, et c'est de tout mon corps que j'agis à votre égard, ainsi que vous l'avez éprouvé. Vous restez là apprentis, à écarquiller les yeux pour rien
 Vous amenant avec votre corps et votre esprit en tous lieux vous faites travailler vos deux bouts de peau comme on vanne le grain, pour épater les villageois. 
Viendra le jour ou vous devrez encaisser le bâton de fer!  Vous vous créez à vous même un écran de vues qui obstrue votre esprit.
 Quand il n'y a pas de nuages sur le soleil, le ciel serein est inondé de lumière; sans taies dans l'oeil, pas de fleurs dans l'air". »


Voir est une ambition dont le seul énoncé supposera toujours de traverser la ténèbre de la violence, et d'abord de la sienne propre. 
C'est cette traversée même (plutôt : la prise de conscience de la nature de la traversée) qui fait la conversion du regard.
 Le bouddhisme le plus populaire en rendra compte encore de bien des façons.(...)
 
- En définitive, voir est un acte religieux en tant qu'il se projette vers
son propre effacement. (...)
. Le « voir » de l'apprenti (apprenti peintre calligraphe, médecin, méditant...) arrête son regard et bloque sa perception.
 Le « voir » de qui apprend a scruter le vivant est une traversée où se pressent une unité paradoxale dans la connaissance de ces vides  où peuvent s'accomplir les circulations.
 Le « voir » du Maître n'est plus oeuvre des yeux, mais des Esprits » (shen) - il est sans médiations, il embrasse l'unité.
« Il Contemple ce lieu où il n'y a rien, cette chambre vide où nait la lumière  » (Zhuangzi, IV).

Peinture, violence, amour

Pareil parcours peut nous aider à porter un regard nouveau sur l'art chinois, la peinture en particulier, et comprendre en quoi consiste le parcours spirituel qu'il propose. 
Cela loin des fadeurs que peuvent suggérer la représentation continuelle de collines garnies de pins et de rivages peuplés de minuscules pêcheurs. 
Un parcours analogue en son déroulement à la pédagogie des paraboles évangéliques où la réalité la plus connue finit par débouler sur les aperçus les plus déconcertants.
Il est dit parfois que la peinture chinoise n'exprime pas la souffrance, qu'elle vise toujours à représenter la paix, l'élégance, l'harmonie... et l'on peut trouver là légitimement une limitation, surtout en comparaison de la diversité des passions et des thèmes traités par l'art occidental. 
Une observation n'est pas sans fondement, et elle traduit bien ce qui sépare le plus profondément ces deux univers culturels. 
Un tel constat appelle néanmoins bien des observations. 
La première, c'est que ce qui vient à l'instant d'être dit concerne surtout la peinture « noble », beaucoup moins la peinture populaire, dont l'histoire reste bien mal connue encore, même en Chine. 
Par ailleurs, et à un premier niveau, il faut simplement remarquer que le jeu des émotions et des passions n'est pas traduit au moyen des expressions de la figure, mais par d'autres moyens, par exemple par les lignes du vêtement, plus propices pour déployer l'art du trait, qui est l'essence même de la peinture chinoise.
Plus profondément, l'homme et ses passions ne sont pas séparés de la nature où ils prennent source. Peindre la montagne, c'est peindre les hommes - voilà un adage bien inscrit dans la tradition picturale chinoise. 
C'est un axiome
très vrai d'abord parce qu'en peignant la montagne, c'est le peintre lui-même qui se représente, qui donne à voir le mouvement spirituel dont il est parcouru. 
Un axiome
est vrai encore parce qu'il s'agit d'une montagne habitée, d'un paysage façonné par les hommes. 
Il est
vrai enfin parce qu'en inscrivant de petits signes de vie humaine au milieu du tableau (un homme passant un pont, un enfant et son buffle, les toits d'un hameau), le peintre place dans son « portrait » un élément à la fois aussi minuscule et central que sont l'oeil ou le sourcil dans le visage humain. 
Il fournit l'angle par où entrer dans la contemplation. 

De même, pour Jésus, peindre le monde végétal, le grain qui pousse, le figuier qui ouvre ses feuilles, c'est aussi peindre le combat qui se livre dans le coeur des hommes.
Comme un récit parabolique, un tableau condense des expériences multiples - expériences esthétique, spirituelle, politique -, et ces différents niveaux de lecture sont valides conjointement. 
Les tempêtes que l'artiste peut représenter renvoient à l'expérience politique d'une génération, mais la tempête, c'est aussi simplement la tempête, c'est la flûte de la terre, c'est le souffle intérieur, c'est le jeu merveilleux du pinceau... La peinture cherche à intégrer la multiplicité des expériences dans une vision réconciliée.

Si pourtant la souffrance, le mal, la laideur ne trouvent pas une place explicite dans la peinture chinoise, c'est  encore pour une autre raison, la plus fondamentale sans doute celle qui la rend un merveilleux équivalent de la méditation évangélique :
pareille peinture se veut délibérérément un regard d'amour 
Non que l'amour ne sache pas voir la violence. Seul l'amour au contraire sait la fixer en la face.
 Mais le regard d'amour baigne dans la beauté.
 Le coeur et le ciel ont même goût. 
Le mal est sans essence.
,Absurde, oui. Tragique. Affreux. Peut-être ineffaçable.
Mais sans essence. 
Rien là vraiment à « voir », à contempler.
 Nulle complaisance à nourrir. 
La vraie protestation contre le mal, c'est le dévoilement de son contraire,
 c'est la louange réitérée du Beau et du Vrai.
 C'est, contre la mort, le choix de la vie. 
Pareille attitude peut prêter à un débat passionné. Mais que l'on n'y trouve pas trop vite naïveté,  erreur foncière sur la nature humaine, refus de voir le monde tel qu'il est. Le regard qui se livre ici néglige-t-il ou transcende-t-il le réel ? Refuse-t-il de voir...
... ou bien voit-il plus loin ?


Du fleuve Jaune au lac de Galilée

La lecture de quelques paraboles chinoises va nous permettre de ressaisir le fil de ce parcours. 
Il s'agit toujours de voir
où nous mène la conversion des sens, la ré appropriation de notre vision, de notre souffle vital et de nos gestes mêmes que proposent tant les Paraboles que les textes de Sagesse chinoise.
« Yu, en ouvrant les canaux, se laissa instruire par la nature de l'eau. Shennong, répandant la culture des céréales se laissa enseigner par leur manière de pousser.Shun cultiva la terre à Lishan. Les cultivateurs, au bout d'un an se disputaient pour avoir les plus mauvais lopins, cherchant céder l'attribution des parcelles les plus fertiles. Il pêcha bord du Fleuve. Les pêcheurs, au bout d'un an, se disputaient tourbillons et rapides, cherchant à s'offrir les anses et les trous profonds. En ce temps-là, la bouche ne donnait pas d'instruction, la main ne dirigeait pas avec le fanion, on tenait au coeur  la Vertu mystérieuse et son influx se répandait avec la rapidité des Esprits. Le Tao qui ne s'exprime pas en paroles comme il se répand largement !>>

Yu, Shennong, Shun font partie de ces Saints et Sages de l'Antiquité qui savent si bien enseigner les autres parce que, d'abord, ils ont si bien appris des chose du monde. 
Ils ont fait de leur coeur une place libre pour qu'y agisse d'elle-même la nature des choses, et tous leurs gestes reflètent ce détachement - cette indifférence -qui rectifie sans y toucher et qui convertit sans forcer, protège et fait grandir le lumignon qui fume plutôt qu'il ne l'éteint. 
« L'homme intègre et vrai attire tout à lui » (Laotzi).
 
Ils ont observé que les lys ne filent ni ne tissent, le levain de lui-même sait croître dans la pâte, que la petitesse de la graine laissée à sa propre puissance donne l'immensité de l'arbre. Ils n'ont pas peur de la démesure du Royaume qui croît dans les plus petites choses, ils savent que la nature des choses est de tirer l'infiniment grand de l'infiniment petit et n'essaient pas de rebâtir le monde à leur échelle.
 « l'arbre qu'on enserre avec deux bras vient d'une imperceptible pousse En aidant la vie spontanée des Dix Mille Êtres, les Saints se gardent d'intervenir » (Laozi, LXIV). (...)

Voir et le Croire

Le Tao sans paroles n'est pas un Tao muet.
 C'est un Tao rhétorique, un Tao qui, dans son énonciation, avoue échapper à l'énonciation.
 « Voie qu'on énonce n'est pas la Voie Nom qu'on énonce n'est pas le Nom. Au fond du Mystère est la Porte des Secrètes Merveilles » (Laozi, 1). 
C'est du passage même de la Sagesse à la Foi qu'il est ici gestion, dans l'ouverture même du Laozi. 
Car la Foi c'est l'instance en quoi « se joue proprement l'accomplissement de l'homme  »
c'est cette déprise par quoi enfin l'on consent à exister.
 La Foi est, d'un même mouvement un engagement et un retrait. 
« Engager l'effort et s'en détacher, telle est la Voie du Ciel » (Laozi, VIII). 
C'est en profondeur le manque de Foi, le refus de la déprise existentielle, qui mène le monde à l'état tristement constaté par le Sage :
 « Mes paroles si faciles à comprendre si faciles à mettre en pratique, personne ne les comprend personne ne les pratique » (Laozi, LXX).
 La Foi est en contraste ce « jade » que les Saints cachent en eux (Li LXX).

« Percevoir ce qui est petit, cela s'appelle l'illumination
 S'attacher à ce qui est faible, cela s'appelle la force (Laozi, LII).
 
Voir donne à croire.  
Le caractère proprement fondamental de pareille expérience reste le plus souvent caché. 
Il se produit là « l'illumination de l'insaisissable .
 Le voir qui fait croire s'efface dans l' appréhension même de l'acte - c'est très exactement cela qui se passe à Emmaüs. 
Il est toujours dans l'irruption du voir, dans l'illumination, dans l'effraction du regard, quelque chose de l'ordre du clin d'oeil ...
 ce clin d'oeil en lequel
qui est mortel expérimente déjà son immortalité (1 Co 52-53).

Alors, dans l'engendrement de la foi, la parole fait voir et le voir fait parler. 
La parole qui jaillit alors est cette
« parole de vérité qui sonne comme un paradoxe » (Laozi, LXXVIII),
 cette « parole de foi qui n'est pas
séduisante (Laozî, LXXXI)
Ce double mouvement s'inscrit en profondeur dans les deux grands pôles du croire chrétien la confession de l'acte créateur et l'inscription dans continuation; 
la contemplation de la geste de la Passion Résurrection et l'espérance qui en sourd. 
L'acte créateur est cela qui sans cesse nous est redonné comme parole
qui fait lumière. 
Parole qui divise, organise, structure, rend  visible... 
l'acte rédempteur, en retour, est lumière qui fait parole; 
il opère ce dessillement des yeux duquel procède tout témoignage.
 
En retour, c'est la vue de la création qui appellera la parole de foi 
« pas de voix qui s'entende, mais toute la terre en paraît le message », Ps 19, 4-5
, tandis  que la parole de témoignage apostolique appelle à reproduire dans la foi le dessillement du regard qui l'a fait jaillir.
 deux pôles, ou deux temps, pour entrer dans un seul et même geste.

Dans ce mouvement, l'approfondissement du croire se manifeste de quelque façon par la finesse de l'ouïe et par l'acuité de la vue. Le développement des sens spirituels et l'appréhension du monde qu'ils permettent...
 nourrit la dynamique du croire,
 cela dans le même mouvement par lequel il annonce le temps de son dépassement :
« Partielle ,est notre science, partielle aussi notre prophétie. Mais quand viendra ce qui est parfait, ce qui est partiel disparaîtra Car nous voyons à présent dans un miroir en ënigme, mais alors ce sera face à face. (...) A présent, je connais d'une manière partielle; mais alors je connaîtrai
comme je suis connu » (1 Co 13, 9-12).

 Encore nous faut-il ajouter ceci : « mieux voir » et « mieux entendre » marquent certes le travail du croire... et l'espérance grandissante du temps de son dépassement,
 mais l'affinement s'accompagne de la conscience aiguë que l'on ne voit et n'entend rien encore,
 « comme le nouveau-né encore sans expression » (Laozi, XX). 

C'est en ce lieu, toujours, que se heurteront les images, que sera dite lumineuse la nuée et ténébreuse la lumière.
 « Connaître le Blanc et couver leNoir », telle est la conduite intérieure du Saint (Laozi, XXVIII). 

Tension qui sera proprement (sans nulle connotation péjorative) le « lieu commun » de la littérature spirituelle :
 « Contemple les divines ténèbres qui, à cause de leur inexprimable éclat, sont obscurité pour toute intelligence humaine et angélique, tout comme l'éclat du plein soleil est sombre éblouissement pour la faiblesse de l'oeil Car toute intelligence créée se comporte de par sa nature vis-à-vis de cette clarté divine comme l'oeil de l'hirondelle vis-à-vis du soleil éblouissant . »( Tauler)

Pour autant, l'insistance souvent portée sur l'obscurité de la nuit où lève le grain de la foi ne doit pas dissimuler l'expérience de transformation du voir qui s'effectue dans cette obscurité même.
 Et le désir de voir grandit à proportion. 
Il faut savoir entendre la radicalité que prend parfois son expression :
« Quand je prononce le nom du Christ ressuscité, je deviens comme ivre de joie. Alors il me semble voir le Christ non pas tant dans le ciel que vivant parmi nous sur la terre vivant, véritable Roi de Gloire reposant dans nos coeurs. Si nous avions un coeur pur, nous le verrions nous-mêmes avec les yeux de notre corps, comme le Fils Ressuscité de Dieu vivant sur la terre avec nous, avec ses frères et ses disciples". »( Archimandrite Spiridon)

Dans son expression chrétienne, est ici désignée comme une pointe extrême du désir de voir, comme la tension maximale de « la toile de la douce rencontre »  juste avant son déchirement. 
Des expressions moins immédiates souligneront que « voir » dès ici-bas le Christ c'est voir dans le même mouvement la transformation de tout le créé qui s'opère en lui, 
c'est voir un acte - 
l'acte de la divinisation de toute chose. 
On sait la force avec laquelle un Teilhard saura exprimer le sens et la visée cosmiques de ce travail du voir :
« En laissant mon regard errer sur les contours de l'image je m'aperçus tout à coup qu'ils fondaient ( ... ) On eût dit que la surface de séparation du Christ et du monde ambiant se mu
en une couche vibrante où toutes les limites se confondaient ( ... ) Ue atmosphère vibrante dont s'auréolait le Christ n'était qu'une petite épaisseur autour de Lui, mais s'irradiait à l'infini. Il y passait, de temps en temps, comme phosphorescence, trahissant un jaillissement continu jusqu'aux sphères extrêmes de la matière, - dessinant une sorte de plexus sanguin ou de réseau nerveux courant à travers toute Vie 1 »
Vision cosmique de ',Ame de l'univers en fusion qu'annonce l'arbre couvert d'oiseaux du chapitre 13 de Matthieu comme l'arbre immense de Zhuangzi où éclatent la sagesse ,et la gratuité de l'agir naturel à l'oeuvre et en repos au travers de toute chose.


Car il est nécessaire de voir »

Il est ainsi possible de dépasser l'alternative classique dans laquelle se maintient  la tension entre les actes de voir et de croire : 
Faut-il croire pour voir, 
est-ce la purification des sens inhérente au travail sincère de la foi qui seule permet de passer de la fides à la visio ? 

Ou bien
 
faut-il donc voir pour croire, 
est-ce seulement de quelque dessilement préalable que peut être engendrée la foi?
et  l'autre termes de l'alternative doivent certainement tenus, et tenus d'un même mouvement...
Voir pour croire : point de travail du croire sans qu'au préalable un regard ne reçoive cela qui est offert aux yeux comme surprenant, nouveau, premier.
 
Croire pour voir: dans le mouvement même du surgissement de la foi, il s'opère comme une « prescience » de la puissance de nouveauté que le regard reçoit à proportion du dessaisissement consenti. 
Faut-il dire prescience,promesse ou désir? 
La croissance de ce désir est la croissance même de la foi.
 Le désir de voir est sourdement illuminé par un désir premier, celui d'être habité de l'Être. même à qui l'on donne foi. 
« Posséder le Un, c'est tout aussi bien se laisser posséder par lui.>>( Laotzi )

Croire, dans cette perspective, c'est laisser se creuser le vide où pourront circuler les mots et la lumière, les souffles, la vie  l'Esprit. La foi ne s'inscrit que dans la béance des yeux, du coeur et des mains. 

Le vide est premier, qui permet l'usage (Laozi, XI). 

La foi est certes habitude, mais s'il fallait définir cette « habitude » par son contraire c'est bien à l'habitude de percevoir que je l'opposerais. 
Augustin l'a suggéré avec beaucoup de force. 
Les miracles, dit-il, ne se reproduisent plus parce que le répétition leur ôterait toute valeur, tant la perception que nous avons des choses dépend de l'habitude que nous avons...

« En effet, donnez-moi quelqu'un qui voie et éprouve pour la première fois la succession du jour et de la nuit, l'ordre constant des choses du ciel, les quatre saisons de l'année, la pousse et la chute des feuilles des arbres, la force infinie des semences, la beauté de la lumière, la variété des couleurs, des sons, des odeurs et des saveurs, et avec qui pourtant il nous soit possible de nous entretenir, il sera ébahi, accablé par ces merveilles; et nous, nous ne tenons aucun compte de tout ces choses, je ne dis pas par la facilité de les connaître, car qu'y a-t-il de plus obscur que les causes de ces phénomènes  mais par l'habitude de les percevoir". »

Position utopique que celle de l'homme qui perçoit tout à neuf, et qui peut cependant écouter et parler, parler de ce langage inscrit dans le tissu inextricable des perceptions du monde. 
Position assez proche de celle de l'artiste qui perçoit et qui crée dans un souffle, dans un coup pinceau unique. 
Qu'on mette les paroles du peintre Shit en parallèle avec celles d'Augustin :
 « C'est la réceptivité qui précède et la connaissance qui suit. Car l'Unîque Trait de Pinceau, en effet, embrasse l'universalité des êtres. Aussi, le plus important pour l'homme, c'est de savoir
le vénérer. » 

Voilà bien qui est symbolique de cela à quoi tend le travail du croire : faire du creuset paradoxal de l'habitude ce vide où s'inscrira l'absolu surgissement d'un regard nouveau. 
Le mouvement qui tend à cette nouveauté trouvera mille et une expressions.
 Commentant la parabole des dix vierges, de laquelle il fera le fil conducteur de l'Ormement des Noces Spirituelles, Ruysbroeck écrira
: « Dès le principe, le Christ, Sagesse du Père, a fait entendre une parole qu'il redit à chacun dans l'intime de l'âme, et cette
parole est : Voyez. Car il est nécessaire de Voir. »

C'est l'écho d'une invite à naître avec et dans le surgissement de la lumière : le « court jet de lumière » qui, dans l'esprit, « jaillit de la nudité simple », est celui-là même de l'engendrement. Le « car il est nécessaire de voir » ne s'explique et ne se justifie pas davantage qu'un « il est nécessaire de naître ».

La Sagesse chinoise prépare le corps avec l'esprit,
 l'esprit avec le corps à entrer dans une attention spontanée, dans une action comme sans action par quoi tout parle et fait image, par quoi tout est aimé, servi et respecté. 

C'est une épure, trahie sans cesse par les écoles et les systèmes, mais il reste dans les textes et dans les savoirs quotidiens un trésor qui dispose tout l'être à porter naturellement du fruit, à en porter en abondance.
Un des fruits peut être d'apprendre à découvrir en la personne de
Jésus-Christ la puissance même de l'existence, à y trouver l'icône d'un agir modelé sur le sourd travail de la vie à l'oeuvre dans tous les
phénomènes, la source d'une liberté qui jaillit de cette oeuvre même, et qui éveille des libertés qui seront à leur tour porteuses des fruits de l'agir naturel.

 Ainsi habitée, la Sagesse se redonnera à son tour comme source d'un dessilement, 
d'une ouverture de tous les sens par quoi chaque jour est reçu comme l'aurore de la création. 

Alors, et en dernière instance, le mystère du Christ, tel que le méditera la Sagesse, est celui de sa petitesse, celui de ne pouvoir agir dans le monde et en nous que s'il y est sans cesse enfanté.

 « Dans le mystère est le mystère »  Mystère sans cesse redoublé que celui de cet « enfançon qui purement contemple le Mystère » (Laozi)

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