Peinture d'Alain Thomas
http://www.alain-thomas.com
--L'acte de voir est un
chemin,
il n'est pas
un
On pourait énoncer cela autrement :
il faut apprendre à voir vraiment pour traverser vraiment l'image.
Le mouvement
qui en calligraphie comme en peinture, organise le blanc et s'achemine vers le vide en porte déjà témoignage...
Ce
qu'il s'agit d'abandonner en route, c'est l'intentionnalité du voir.
Seul
celui là qui réfléchit comme en miroir, sans prétendre nullement ni réfléchir ni percevoir, atteint ce
point de réflexion unique où l'espace et le temps se confondent.
lequel fonde ainsi toute
la mystique postérieure - et c'est le lieu même du passage entre le taoïsme et
le bouddhisme sinisé.
-C'est dans ce dernier que se précisera et s'explicitera
ce que nous pressentons déjà :
la traversée de l'image est
identiquement traversée de la violence,
telle que l'intentionnalité, « l'avidité de vivre » (Laozi) en désigne le lieu
Mais le thème est déjà présent dans les écrits majeurs de
la pensée chinoise : en affirmant que ce qui est
faible et doux vainc à la longue ce qui est fort et
dur...(...)
« Percevoir ce qui
est petit, l'illumination. S'attacher à ce qui est faible, la
force. User de sa lumière pour revenir à l'illumination »
.
Une expression prend toute sa radicalité dans le bouddhisme Chan (en sanscrit Dhyâna, en japonais Zen) tel que
l'exemplifient les Entretiens de Lin Ji au IXe siècle.
La forme
même de ces logia (ils donneront naissance aux koan qui
feront bonne part de la célébrité du Zen) tient déjà d'un
combat, d'une traversée de la violence, dans les dialogues
et très souvent les coups échangés entre maître et disciple,
vers une vision paradoxale.
« Du temps où je n'avais pas encore la vue, de noires
ténèbres s'étendaient sur moi. Je ne pouvais passer le temps
sans rien faire et, la fièvre au ventre, le coeur oppressé, je courais partout m'informer de la Voie.
Vous me dites de
parler; mais cela ne se peut, et c'est de tout mon corps que j'agis à votre égard, ainsi que vous l'avez éprouvé. Vous restez
là apprentis, à écarquiller les yeux pour rien
Vous
amenant avec votre corps et votre esprit en tous lieux vous faites travailler vos deux bouts de peau comme on vanne le
grain, pour épater les villageois.
Viendra le jour ou vous
devrez encaisser le bâton de fer! Vous vous créez à
vous même un écran de vues qui obstrue votre esprit.
Quand il n'y
a pas de nuages sur le soleil, le ciel serein est inondé de
lumière; sans taies dans l'oeil, pas de fleurs dans l'air". »
Voir est une ambition dont le seul énoncé supposera
toujours de traverser la ténèbre de la violence, et d'abord
de la sienne propre.
C'est cette traversée même (plutôt : la
prise de conscience de la nature de la traversée) qui fait la
conversion du regard.
Le bouddhisme
le plus populaire en rendra compte encore de bien des façons.(...)
- En définitive, voir est un acte religieux en tant qu'il se
projette vers
son propre effacement. (...)
. Le « voir » de l'apprenti (apprenti peintre calligraphe, médecin, méditant...) arrête son regard et bloque sa perception.
Le « voir » de
qui apprend a scruter le vivant est une traversée où se pressent
une unité paradoxale dans la connaissance de ces vides où peuvent s'accomplir les circulations.
Le « voir » du Maître n'est plus oeuvre des yeux, mais des
Esprits » (shen) - il est sans médiations, il embrasse l'unité.
« Il Contemple ce lieu où il n'y a rien, cette chambre
vide où nait la lumière » (Zhuangzi, IV).
Peinture, violence, amour
Pareil parcours peut nous aider à porter un regard nouveau sur l'art chinois, la peinture en particulier, et
comprendre en quoi consiste le parcours spirituel qu'il propose.
Cela loin des fadeurs que peuvent suggérer la représentation continuelle de
collines garnies de pins et de rivages peuplés de minuscules pêcheurs.
Un parcours analogue en son déroulement à la pédagogie des paraboles
évangéliques où la réalité la plus connue finit par débouler sur les aperçus les plus déconcertants.
Il est dit parfois que la peinture chinoise n'exprime pas la souffrance, qu'elle vise toujours à représenter la paix,
l'élégance, l'harmonie... et l'on peut trouver là légitimement une limitation, surtout en comparaison de la diversité
des passions et des thèmes traités par l'art occidental.
Une
observation n'est pas sans fondement, et elle traduit
bien ce qui sépare le plus profondément ces deux univers
culturels.
Un tel constat appelle néanmoins bien des observations.
La première, c'est que ce qui vient à l'instant
d'être dit concerne surtout la peinture « noble », beaucoup
moins la peinture populaire, dont l'histoire reste bien mal
connue encore, même en Chine.
Par ailleurs, et à un
premier niveau, il faut simplement remarquer que le jeu
des émotions et des passions n'est pas traduit au moyen des
expressions de la figure, mais par d'autres moyens, par
exemple par les lignes du vêtement, plus propices pour
déployer l'art du trait, qui est l'essence même de la peinture chinoise.
Plus profondément, l'homme et ses passions ne sont pas
séparés de la nature où ils prennent source. Peindre la
montagne, c'est peindre les hommes - voilà un adage bien
inscrit dans la tradition picturale chinoise.
C'est un axiome
très vrai
d'abord parce qu'en peignant la montagne, c'est le
peintre lui-même qui se représente, qui donne à voir le
mouvement spirituel dont il est parcouru.
Un axiome
est vrai
encore
parce qu'il s'agit d'une montagne habitée, d'un
paysage façonné par les hommes.
Il est
vrai enfin
parce
qu'en inscrivant de petits signes de vie humaine au milieu
du tableau (un homme passant un pont, un enfant et son
buffle, les toits d'un hameau), le peintre place dans son
« portrait » un élément à la fois aussi minuscule et central
que sont l'oeil ou le sourcil dans le visage humain.
Il fournit
l'angle par où entrer dans la contemplation.
De même,
pour Jésus, peindre le monde végétal, le grain qui pousse,
le figuier qui ouvre ses feuilles, c'est aussi peindre le
combat qui se livre dans le coeur des hommes.
Comme un récit parabolique, un tableau condense des expériences multiples - expériences esthétique, spirituelle,
politique -, et ces différents niveaux de lecture sont valides
conjointement.
Les tempêtes que l'artiste peut représenter
renvoient à l'expérience politique d'une génération,
mais la tempête, c'est aussi simplement la tempête, c'est la flûte de la
terre, c'est le souffle intérieur, c'est le jeu merveilleux du pinceau... La peinture cherche à intégrer la
multiplicité des expériences dans une vision réconciliée.
Si pourtant la souffrance, le mal, la laideur ne trouvent pas une place explicite dans la peinture chinoise, c'est
encore pour une autre raison, la plus fondamentale sans doute celle qui la rend un merveilleux équivalent de la
méditation évangélique :
pareille peinture se veut délibérérément
un regard d'amour
Non que l'amour ne sache pas
voir la violence. Seul l'amour au contraire sait la fixer en
la face.
Mais le regard d'amour baigne dans la beauté.
Le
coeur et le ciel ont même goût.
Le mal est sans essence.
,Absurde, oui. Tragique. Affreux. Peut-être ineffaçable.
Mais sans essence.
Rien là vraiment à « voir », à contempler.
Nulle complaisance à nourrir.
La vraie protestation
contre le mal, c'est le dévoilement de son
contraire,
c'est la
louange réitérée du Beau et du Vrai.
C'est, contre la mort,
le choix de la vie.
Pareille attitude peut prêter à un débat
passionné. Mais que l'on n'y trouve pas trop vite naïveté, erreur foncière sur la nature humaine, refus de voir le
monde tel qu'il est. Le regard qui se livre ici néglige-t-il ou
transcende-t-il le réel ? Refuse-t-il de voir...
... ou bien voit-il
plus loin ?
Du fleuve Jaune au lac de Galilée
La lecture de quelques paraboles chinoises va nous
permettre de ressaisir le fil de ce parcours.
Il s'agit toujours
de voir
où nous mène la conversion des
sens, la ré appropriation
de notre vision, de notre souffle vital et de nos
gestes mêmes que proposent tant les Paraboles que les textes de Sagesse chinoise.
« Yu, en ouvrant les canaux, se laissa instruire par la nature de l'eau. Shennong, répandant la culture des céréales
se laissa enseigner par leur manière de pousser.Shun
cultiva la terre à Lishan. Les cultivateurs, au bout d'un an se disputaient pour avoir les plus mauvais lopins, cherchant
céder l'attribution des parcelles les plus fertiles. Il pêcha
bord du Fleuve. Les pêcheurs, au bout d'un an, se disputaient
tourbillons et rapides, cherchant à s'offrir les anses et les trous
profonds. En ce temps-là, la bouche ne donnait pas d'instruction, la main ne dirigeait pas avec le fanion, on tenait au coeur la Vertu mystérieuse et son influx se répandait avec la rapidité
des Esprits. Le Tao qui ne s'exprime pas en paroles comme il se répand largement !>>
Yu, Shennong, Shun font partie de ces Saints et
Sages de l'Antiquité qui savent si bien enseigner les autres
parce que, d'abord, ils ont si bien appris des chose du monde.
Ils ont fait de leur coeur une place libre pour qu'y
agisse d'elle-même la nature des choses, et tous leurs gestes reflètent ce détachement - cette indifférence -qui
rectifie sans y toucher et qui convertit sans forcer,
protège et fait grandir le lumignon qui fume plutôt qu'il ne
l'éteint.
« L'homme intègre et vrai attire tout à lui » (Laotzi).
Ils ont observé que les lys ne filent ni ne tissent,
le levain de lui-même sait croître dans la pâte, que la petitesse de la graine laissée à sa propre puissance donne
l'immensité de l'arbre. Ils n'ont pas peur de la démesure du Royaume qui croît dans les plus petites choses, ils savent
que la nature des choses est de tirer l'infiniment grand de l'infiniment petit et n'essaient pas de rebâtir le monde
à leur échelle.
« l'arbre qu'on enserre avec deux bras vient d'une imperceptible pousse En aidant la vie
spontanée des Dix Mille Êtres, les Saints se gardent d'intervenir » (Laozi, LXIV). (...)
Voir et le Croire
Le Tao sans paroles n'est pas un Tao muet.
C'est un Tao
rhétorique, un Tao qui, dans son énonciation, avoue échapper à l'énonciation.
« Voie qu'on énonce n'est pas la
Voie Nom qu'on énonce n'est pas le Nom. Au fond du Mystère est la Porte des Secrètes Merveilles »
(Laozi, 1).
C'est du passage même de la Sagesse à la Foi qu'il est ici
gestion, dans l'ouverture même du Laozi.
Car la Foi c'est l'instance en quoi « se joue proprement l'accomplissement
de l'homme »
c'est cette déprise par quoi enfin l'on consent à exister.
La Foi est, d'un même mouvement un engagement et un retrait.
« Engager l'effort et s'en détacher, telle est la Voie du Ciel » (Laozi, VIII).
C'est en profondeur le manque de Foi, le refus de la déprise existentielle, qui mène le monde à l'état tristement constaté
par le Sage :
« Mes paroles si faciles à comprendre si faciles à mettre en pratique, personne ne les
comprend
personne ne les pratique » (Laozi, LXX).
La Foi est en contraste ce « jade » que les Saints cachent en eux (Li
LXX).
« Percevoir ce qui est petit, cela s'appelle l'illumination
S'attacher à ce qui est faible, cela s'appelle la force
(Laozi, LII).
Voir donne à croire.
Le caractère proprement
fondamental de pareille expérience reste le plus souvent
caché.
Il se produit là « l'illumination de l'insaisissable .
Le voir qui fait croire s'efface dans l' appréhension même de l'acte - c'est très exactement cela
qui se passe à Emmaüs.
Il est toujours dans l'irruption du voir, dans l'illumination, dans l'effraction du regard,
quelque
chose de l'ordre du clin d'oeil ...
ce clin d'oeil en lequel
qui est mortel expérimente déjà son immortalité (1 Co
52-53).
Alors, dans l'engendrement de la foi, la parole fait voir et le voir fait parler.
La parole qui jaillit alors est
cette
« parole de vérité qui sonne comme un paradoxe » (Laozi,
LXXVIII),
cette « parole de foi qui n'est pas
séduisante
(Laozî, LXXXI).
Ce double mouvement s'inscrit en profondeur dans les deux grands pôles du croire chrétien
la confession de l'acte créateur et l'inscription dans
continuation;
la contemplation de la geste de la Passion
Résurrection et l'espérance qui en sourd.
L'acte créateur
est cela qui sans cesse nous est redonné comme parole qui
fait lumière.
Parole qui divise, organise, structure, rend
visible...
l'acte rédempteur, en retour, est lumière qui fait parole;
il opère ce dessillement des yeux duquel procède tout témoignage.
En retour, c'est la vue de la création qui appellera la parole de foi
« pas de voix qui s'entende, mais
toute la terre en paraît le message », Ps 19, 4-5
, tandis que la parole de témoignage apostolique appelle à reproduire dans la foi le dessillement du regard qui l'a fait jaillir.
deux pôles, ou deux temps, pour entrer dans un seul et même geste.
Dans ce mouvement, l'approfondissement du croire se manifeste de quelque façon par la finesse de l'ouïe et par l'acuité de la vue. Le développement des sens spirituels
et l'appréhension du monde qu'ils permettent...
nourrit la dynamique du croire,
cela dans le même mouvement par
lequel il annonce le temps de son dépassement : « Partielle ,est notre science, partielle aussi notre prophétie. Mais
quand viendra ce qui est parfait, ce qui est partiel disparaîtra Car nous voyons à présent dans un miroir en
ënigme, mais alors ce sera face à face. (...) A présent, je
connais d'une manière partielle; mais alors je connaîtrai
comme je suis connu » (1 Co 13, 9-12).
Encore nous faut-il ajouter ceci : « mieux voir » et « mieux entendre »
marquent certes le travail du croire... et l'espérance grandissante du temps de son dépassement,
mais l'affinement s'accompagne de la conscience aiguë que l'on ne voit et
n'entend rien encore,
« comme le nouveau-né encore
sans expression » (Laozi, XX).
C'est en ce lieu, toujours, que se heurteront les images, que sera dite lumineuse la nuée et
ténébreuse la lumière.
« Connaître le Blanc et couver leNoir », telle est la conduite intérieure du Saint (Laozi,
XXVIII).
Tension qui sera proprement (sans nulle connotation péjorative) le « lieu commun » de la littérature spirituelle :
« Contemple les divines ténèbres qui, à cause de
leur inexprimable éclat, sont obscurité pour toute intelligence humaine et angélique, tout comme l'éclat du plein
soleil est sombre éblouissement pour la faiblesse de l'oeil Car toute intelligence créée se comporte de par sa nature
vis-à-vis de cette clarté divine comme l'oeil de l'hirondelle
vis-à-vis du soleil éblouissant . »( Tauler)
Pour autant, l'insistance souvent portée sur l'obscurité
de la nuit où lève le grain de la foi ne doit pas dissimuler
l'expérience de transformation du voir qui s'effectue dans
cette obscurité même.
Et le désir de voir grandit à proportion.
Il faut savoir entendre la radicalité que prend parfois
son expression :
« Quand je prononce le nom du Christ ressuscité, je
deviens comme ivre de joie. Alors il me semble voir le Christ
non pas tant dans le ciel que vivant parmi nous sur la terre
vivant, véritable Roi de Gloire reposant dans nos coeurs. Si
nous avions un coeur pur, nous le verrions nous-mêmes avec
les yeux de notre corps, comme le Fils Ressuscité de Dieu
vivant sur la terre avec nous, avec ses frères et ses disciples". »(
Archimandrite Spiridon)
Dans son expression chrétienne, est ici désignée comme
une pointe extrême du désir de voir, comme la tension
maximale de « la toile de la douce rencontre » juste avant son déchirement.
Des expressions moins
immédiates souligneront que « voir » dès ici-bas le Christ
c'est voir dans le même mouvement la transformation de
tout le créé qui s'opère en lui,
c'est voir un acte -
l'acte de
la divinisation de toute chose.
On sait la force avec laquelle
un Teilhard saura exprimer le sens et la visée cosmiques de
ce travail du voir :
« En laissant mon regard errer sur les contours de l'image
je m'aperçus tout à coup qu'ils fondaient ( ... ) On eût dit que
la surface de séparation du Christ et du monde ambiant se mu
en une couche vibrante où toutes les limites se confondaient
( ... ) Ue atmosphère vibrante dont s'auréolait le Christ n'était
qu'une petite épaisseur autour de Lui, mais s'irradiait à l'infini. Il y passait, de temps en temps, comme
phosphorescence, trahissant un jaillissement continu jusqu'aux sphères extrêmes de la matière, - dessinant
une sorte de plexus sanguin ou de réseau nerveux courant à travers
toute Vie 1 »
Vision cosmique de ',Ame de l'univers en fusion qu'annonce l'arbre couvert d'oiseaux du chapitre 13 de Matthieu
comme l'arbre immense de Zhuangzi où éclatent la sagesse ,et la gratuité de l'agir naturel à
l'oeuvre et en repos au travers de toute chose.
Car il est nécessaire de voir »
Il est ainsi possible de dépasser l'alternative classique dans laquelle se maintient
la tension entre les
actes de voir et de croire :
Faut-il croire pour voir,
est-ce la purification
des sens inhérente au travail sincère de la foi qui seule permet de passer de la fides à la visio ?
Ou bien
faut-il donc voir pour croire,
est-ce seulement de quelque dessilement préalable que peut être engendrée la foi?
et l'autre termes de l'alternative doivent certainement
tenus, et tenus d'un même mouvement...
Voir pour croire : point de travail du croire sans qu'au préalable un regard ne reçoive cela qui est offert aux yeux
comme surprenant, nouveau, premier.
Croire pour
voir: dans le mouvement même du surgissement de la foi, il s'opère comme une « prescience » de la
puissance de nouveauté que le regard reçoit à proportion du
dessaisissement consenti.
Faut-il dire prescience,promesse ou désir?
La croissance de ce désir est la
croissance même de la foi.
Le désir de voir est sourdement illuminé par un désir premier, celui d'être habité de l'Être.
même à qui l'on donne foi.
« Posséder le Un, c'est tout aussi bien se laisser posséder par lui.>>(
Laotzi )
Croire, dans cette perspective, c'est laisser se creuser le
vide où pourront circuler les mots et la lumière, les souffles, la vie
l'Esprit. La foi ne s'inscrit que dans
la béance des yeux, du coeur et des mains.
Le vide est
premier, qui permet l'usage (Laozi, XI).
La foi est certes habitude, mais s'il fallait définir cette « habitude » par son
contraire c'est bien à l'habitude de percevoir que je l'opposerais.
Augustin l'a suggéré avec beaucoup de force.
Les miracles, dit-il, ne se reproduisent plus parce que le
répétition leur ôterait toute valeur, tant la perception que
nous avons des choses dépend de l'habitude que nous
avons...
« En effet, donnez-moi quelqu'un qui voie et éprouve pour
la première fois la succession du jour et de la nuit, l'ordre
constant des choses du ciel, les quatre saisons de l'année, la pousse et la chute des feuilles des arbres, la force infinie des
semences, la beauté de la lumière, la variété des couleurs, des
sons, des odeurs et des saveurs, et avec qui pourtant il nous
soit possible de nous entretenir, il sera ébahi, accablé par ces merveilles; et nous, nous ne tenons aucun compte de tout
ces choses, je ne dis pas par la facilité de les connaître, car
qu'y a-t-il de plus obscur que les causes de ces phénomènes mais par l'habitude de les percevoir". »
Position utopique que celle de l'homme qui perçoit tout
à neuf, et qui peut cependant écouter et parler, parler de ce langage inscrit dans le tissu inextricable des perceptions
du monde.
Position assez proche de celle de l'artiste qui
perçoit et qui crée dans un souffle, dans un coup
pinceau unique.
Qu'on mette les paroles du peintre Shit
en parallèle avec celles d'Augustin :
« C'est la réceptivité
qui précède et la connaissance qui suit. Car l'Unîque
Trait de Pinceau, en effet, embrasse l'universalité des êtres. Aussi, le plus important pour l'homme, c'est de savoir
le vénérer. »
Voilà bien qui est symbolique de cela à quoi tend le travail du croire : faire du creuset paradoxal de
l'habitude ce vide où s'inscrira l'absolu surgissement d'un regard nouveau.
Le mouvement qui tend à cette nouveauté
trouvera mille et une expressions.
Commentant la parabole des dix vierges, de laquelle il fera le fil conducteur de
l'Ormement des Noces Spirituelles, Ruysbroeck écrira : « Dès
le principe, le Christ, Sagesse du Père, a fait entendre une parole qu'il redit à chacun dans l'intime de l'âme, et cette
parole est : Voyez. Car il est nécessaire de Voir. »
C'est l'écho d'une invite à naître avec et dans le surgissement de la lumière : le « court jet de lumière » qui, dans
l'esprit, « jaillit de la nudité simple », est celui-là même de
l'engendrement. Le « car il est nécessaire de voir » ne s'explique et ne se justifie pas davantage qu'un « il est nécessaire de naître ».
La Sagesse chinoise prépare le corps avec l'esprit,
l'esprit avec le corps à entrer dans une attention spontanée,
dans une action comme sans action par quoi tout parle et
fait image, par quoi tout est aimé, servi et respecté.
C'est
une épure, trahie sans cesse par les écoles et les systèmes,
mais il reste dans les textes et dans les savoirs quotidiens
un trésor qui dispose tout l'être à porter naturellement du
fruit, à en porter en abondance.
Un des fruits peut être
d'apprendre à découvrir en la personne de Jésus-Christ
la
puissance même de l'existence, à y trouver l'icône d'un agir
modelé sur le sourd travail de la vie à l'oeuvre dans tous les
phénomènes, la source d'une liberté qui jaillit de cette
oeuvre même, et qui éveille des libertés qui seront à leur
tour porteuses des fruits de l'agir naturel.
Ainsi habitée, la
Sagesse se redonnera à son tour comme source d'un dessilement,
d'une ouverture de tous les sens par quoi
chaque jour est reçu comme l'aurore de la création.
Alors, et en dernière instance, le mystère du Christ, tel que le méditera la Sagesse, est celui de sa petitesse, celui de ne pouvoir agir dans le monde et en nous que s'il y est sans cesse enfanté.
« Dans le mystère est le mystère »
Mystère sans cesse redoublé que celui de cet « enfançon
qui purement contemple le Mystère » (Laozi)