Peinture d'Alain Thomas
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BENOÎT VERMANDER

( Ce texte est formé d' extraits  de l'excellent ouvrage Le Christ Chinois ( collectif) paru aux éditions DDB)

  a succédé à Raguin comme directeur de l'institut Ricci de Taïpei nous livre ici quelques réflexions:

Lire les Évangiles est une expérience toujours nouvelle. représentation mentale et affective que nous en tirons de Jésus,
nos points d'attention, ce qui nous touche, ce qui nous heurte, tout cela évolue au cours du temps en fonction des expériences que nous traversons, des lectures qui sont les nôtres, de la façon dont vivent et parlent ceux que nous rencontrons chaque jour. 

La question que l'on peut se poser dès lors est : quelle saveur nouvelle donne aux évangiles l'approfondissement du trésor de la sagesse chinoise? 
Un approfondissement...
 c'est, le passage incessant des textes fondateurs à l'apprentissage de pratiques diverses. 
« Pratiquer » la sagesse chinoise, c'est apprendre à communiquer, a nouer amitié  avec la sensibilité qui est celle de la Chine d'aujourd'hui. 
C'est aussi apprécier ou même devenir expert dans  des domaines qui forme la trame du quotidien - la façon de soigner ou de faire la cuisine, l'entrée dans la calligraphie ou la peinture, une méthode de méditation ou exercice respiratoire...
 Toutes ces expériences enrichissent le vécu, la connaissance de soi et du monde à partir de quoi le Jésus de l'histoire nous parle de façon nouvelle....

Deux univers contrastés

Ce mode de lecture ne constitue certainement pas une façon d'amalgamer des univers que tout a priori sépare. 
La sensibilité et l'univers symbolique de Jésus ne sont pas ceux d'un sage confucéen ou taoïste. La chose va de soi,...
 mais sur quels points portent les différences de principe ? 
Et ces différences font-elles vivre le rabbi juif et le sage chinois dans des mondes incommunicables l'un à l'autre? 
La question mérite plus ample examen.
Le point le plus frappant, c'est que Jésus se meut dans un univers d'oppositions tranchées - l'opposition entre la lumière et les ténèbres au premier chef, figure privilégiée du combat entre Bien et Mal.
 Le sage chinois, pour sa part, vit d'abord dans
un univers de complémentarités : il n'est point de lumière s'il n'est point de ténèbres, point de force s'il n'est point de faiblesse, point d'initiative s'il n'est de réceptivité, point de masculin s'il n'est de féminin...

 « Ayant et n'ayant pas naissent l'un de l'autre. Compact et subtil se forment l'un de l'autre. Long et court se mesurent l'un à l'autre. Haut et bas se tournent l'un vers l'autre' » (Laozi, 11). 

Au couple sémitique lumière/ténèbre répond ici, comme principe alternatif d'intelligibilité, le couple du Yin et du Yang dont la complémentarité assure le nécessaire équilibre entre concentration et expansion. 
Il y a là certainement une donnée à la fois épistémologique et existentielle qui précède en Chine la division entre écoles concurrentes.
En monde sémitique, les forces antagonistes s'affrontent au sein d'un univers créé, et comme tel enjeu d'un combat : le projet de Qui l'a créé sera-t-il mené à bonne fin? A l'inverse, la pensée chinoise, pour laquelle toute chose résulte du jeu complice de deux principes interactifs
, pense en termes de transformations bien davantage que de création.
 Nulle cause première à évoquer

. « Qu'il s'agisse du grand procès des mutations de la nature, de par le déploiement sans fin de l'énergie universelle, ou du cours variant de la conscience, en rapport constant avec elle, c'est toujours l'occasion qui détermine leur transformation : c'est au travers de la succession des occasions que le procès du monde sans cesse est régulé et en se conformant continuellement aux occasions de ce procès que le Sage doit diriger sa conduite - au lieu de s'y opposer. »

Non que toute la pensée chinoise refuse l'idée de création. 
Son déni absolu est plutôt l'apanage des plus systématiques des lettrés confucéens. 
Un courant mystique de la pensée taoïste est même délibérément créationniste. 

« Il est ce qui engendre et qui n'est pas engendré, ce qui transforme et qui n'est pas transformé. Ainsi le non-engendré peut produire l'engendré, le non-transformé peut transformer ce qui est transformable. » 

Pourtant, même pareil texte justifie seulement un procès de « génération et transformation éternelles » dans lequel cela qui n'est pas engendré est dit seulement « insondable ». C'est bien la mutation, la transformation qui sont principes d'intelligibilité.
 Pour les penseurs chinois, la mutation apparaît presque comme une notion première,
 un pur produit de la « lumière naturelle » dirions-nous.
 La mutation, ce n'est rien d'autre que ce qui fait communiquer toute chose, tout être, toute situation sous le ciel,
c'est ce qui génère et génère encore...
 
En ce sens, les êtres, qui naissent et se transforment dans le jeu qui les lie les uns aux autres ne construisent pas une histoire orientée vers un quelconque eschaton. 
La pensée de la mutation construit l'espace des relations, elle ne donne pas sens à un temps.
  Laozi, dit :
« Avant et après se suivent l'un l'autre. » 

Autrement dit, l'après devient toujours l'avant d'un après identique en son principe à l'avant qui l'a précédé... 
De cela témoigne nettement
le refoulement du mythe, du récit fondateur au sein de la tradition chinoise. 
La pensée chinoise ne se fonde pas sur le texte d'une quelconque
« Genèse ». 
Pareil refoulement est délibéré. 
Le système interprétatif que fournit le Livre des Mutations, système toujours davantage rationalisé, systématisé, « moralisé » aussi, prend inexorablement la place du récit mythologique.
 Même si pareille observation ne dit pas le tout de la tradition chinoise, même si un ouvrage comme le Zhuangzi se présente très largement comme une philosophie narrative, il y a bien là une donnée fondamentale qui oppose une cosmologie à une autre et conditionne tous leurs développements ultérieurs'.

D'autres différences pourraient encore être marquées. C'est ainsi qu'en monde chinois, le primat de la « transformation » sur la « création » se prolonge en un primat de l'image sur la parole, et de l'espace sur le temps. 
Le monde occidental est un univers où la parole crée, narre, déroule l'histoire.
 Le monde chinois est un univers où l'image organise un ensemble de relations, où l'image décrit, évoque , suggère la boucle ininterrompue des phénomènes, ou l'image organise et construit l'espace, 
Pareil schéma mental a des conséquences très concrètes.
 Ainsi, ce qui tient lieu de tradition oratoire en Chine, c'est l'art de 
la calligraphie, par lequel les lettrés sont jugés sur l'éloquence comme sur la retenue de leur pinceau. 
S'ils parlaient mieux qu'ils n'écrivent, ils en deviendraient bien plutôt suspects.
Marquer dès l'abord ces quelques points - qu'on pourrait facilement développer et dont on peut tirer bien des inférences -, c'est éviter dès le départ les amalgames à usage apologétique. 
Je propose un autre chemin, une considération de départ qui m'a marqué à maintes reprises et dont j'ai peu à peu reconnu l'importance :
Jésus semble apprendre d'abord et toujours de la nature même des choses.
 Le Jésus de l'Évangile est celui qui porte à son terme
la sagesse de l'agir naturel - une sagesse en laquelle se révèle finalement la folie de Dieu.
 Plutôt que d'exposer dès l'abord ce que j'entends ici par agir naturel je voudrais laisser résonner quelques textes dans l'acoustique du monde culturel chinois. Je partirai de textes de Sagesse, en l'occurrence de cette sagesse paradoxale dont témoignent les paraboles.



La montagne et l'eau

Dessiller le regard... qu'il s'entrouvre au mystère du monde ...
 voila ce que tente Jésus lorsqu'il nous parle du Royaume en paraboles....
 
Essayons de l'imaginer tel que Matthieu nous le décrit au chapitre 13 : la pression de la foule est si grande qu'il s'est installé dans une barque. Les gens se sont assis sur le rivage, et lui flotte doucement sur l'eau. 
Dans la légère distance que crée son retrait sur la barque, tout déjà s'est apaisé. Le mouvement des eaux suggère quelque chose de la sagesse de Dieu, que nul ne peut retenir ni s'approprier. 
Les collines surplombent le lac, chatoyantes de toutes les couleurs de la création. Le jeu des lignes croisées entre l'eau et les monts murmure que tout bien vient d'en haut, comme du soleil vient le rayon, comme de la source jaillit l'eau.
« Le Bien descend d'en Haut à la manière de l'eau » (Laozi VIII).
Un axiome de Confucius affirme que l'homme sage aime l'eau, et l'homme bon la montagne (Entretiens, V 23). 
Multiples sont les interprétations de cet adage. Son fond est assez transparent : qui est sage sait agir à la façon de l'eau, qui va creusant au plus profond. « l'eau gratifie les Dix Mille êtres, ne dispute rien à personne et séjourne aux lieux dont chacun se détourne » (Laozi, VII).
 Comme l'eau, le sage sait ondoyer parce qu'il sait où il va. 
La montagne, en contraste, sait dire l'élévation de l'âme, la fermeté dans le propos, la solidité sans laquelle il n'y a point de solidarité entre les êtres. 
Pas question, bien entendu, d'une quelconque opposition entre l'homme sage et l'homme bon.
 Sagesse et bonté vivent de leur complémentarité, leur jeu renvoie au jeu noué entre le yin et le yang de la vie.
Les Béatitudes, cette charte des relations nouvelles entre les hommes, sont proférées depuis la montagne; 
les Paraboles du Royaume, ces contes où la sagesse humaine se reconnaît chemin vers la paradoxale sagesse de Dieu, sont narrées depuis le lac en contrebas.

Paraboles croisées

Voici donc la foule rassemblée sur le rivage, en quête de la parole de Jésus. Le pays est traversé de douleurs et d'espérances fortes... 
Jésus annonce la venue du Royaume de Dieu, à la fois décevant et comblant l'attente de ses auditeurs... 
Et il l'annonce en paraboles, en images tout à la fois puissantes et familières - un champ, une lampe, du levain. 
Pareil langage donne toute sa profondeur aux réalités de la vie quotidienne...
 Décrire le Mystère du monde, c'est révéler le Mystère des occupations les plus humbles et quotidiennes.
Le Royaume de Dieu est une réalité bien concrète, déjà présente... et cependant pas encore là... mais en train de se révéler
 Le message du Royaume est aussi inclassable et indéfinissable que la personne de Jésus. 
Tout le monde perd ses points de repère.
 L'annonce du Royaume est bien un enseignement nouveau qui exige une attitude nouvelle. 
Il s'agit de redécouvrir Dieu comme le fait un petit enfant.
 Et cela suffit à déstabiliser une société bâtie sur une image de Dieu, un modèle rigidifié.

Les auditeurs du bord du lac entendent un conteur qui leur peint l'action de Dieu avec des images et des récits. 
 Chacun de ces petits récits a pour but de désorienter suffisamment l'auditeur pour qu'il laisse place en lui à ce que Jésus apporte là de nouveau. 
Mais on ne reçoit rien de nouveau qu'à partir de ce que l'on connaît déjà... 
C' est pourquoi la sagesse de Dieu se glisse à l'intérieur de la sagesse des hommes... 
Tout le monde s'accorde sur la sagesse élémentaire qui est au point de départ des propos de Jésus.
 Mais c'est en l'acceptant que l'on prend le risque de se laisser déconcerter par Dieu.
(...)
Toutes les cultures connaissent l'art de parler en images, en images traitées en récit. La caractéristique d'une telle leçon de sagesse donnée en images et récits, c'est que, dès le départ, et à son insu quelquefois, la parabole a une dimension
polysémique. 
Rien n'interdit de croire que Jésus lui-même a repris plusieurs fois la même parabole devant des publics différents, et que l'accent porté variait à chaque rencontre. 
Avec les paraboles, Jésus offre à ceux qui l'écoutent un
matériau qu'il leur appartient de s'approprier.


Si tel est le cas, on comprendra qu'il est légitime, nécessaire même,
de mettre les paraboles en relation avec d'autres récits, d'autres images, d'autres enseignements, cela pour saisir comment la sagesse de Dieu travaille à l'intérieur de la sagesse des hommes...
 cela surtout pour lui conférer toute sa richesse
polysémique, polyphonique. 
Voilà pourquoi je suggère ici quelques parallèles avec des récits et images tirés du fond de la sagesse chinoise.
 Les paraboles évangéliques ne disent pas le tout de la sagesse chinoise, et la sagesse chinoise ne dit pas le tout des paraboles évangéliques.
 Mais leur mise en relation éclaire encore un peu davantage le Mystère intérieur de l'homme et du monde au travers duquel murmure la Source. 

Toute image, bien sûr, est imparfaite, toute image est à dépasser. ...

Mais nous avons besoin d'images pour méditer sur le Mystère de Dieu - Dieu lui-même nous donne des image par lesquelles nous rapprocher de lui....


Le regard du coeur

La parabole nous offre un nouveau monde à voir - un nouveau monde qui pourtant est notre monde... 
Le regard s'ouvre... 
Il s'illumine...
Il se clarifie, se transforme... 
La plongée dans l'obscurité se révèle surcroît de lumière.... 
Les paraboles nous acheminent
vers un moment où quelque chose qui n'était point vu se trouve au centre du regard.
 Les paraboles, comme l'oeuvre d'art nous déshabituent des apparences.... 
Le monde est toujours en naissance, et le regard toujours nouveau.
C'est dire que l'expérience spirituelle ouverte par les paraboles est, indissociablement,
expérience esthétique,


Puisqu'elle provoque une
transformation des sens, ou mieux  encore qu'elle incite à retrouver l'acuité première Elle ouvre à une rencontre physique avec le monde et, indissociablement, à une rencontre avec la personne même de Celui qui touche ainsi nos sens et nos oreilles : voyez les lys des champs...  qu' entende enfin celui qui retrouve l'usage de son ouïe...

Je reviens ici sur mon observation de départ : l'entrée dans la sagesse chinoise est inséparable de l'approfondissement d'une pratique....
 Et pratique artistique comme théorie spirituelle apprendront l'une et l'autre à celui qui s'y plie la circularité entre cet approfondissement et le dessillement du regard.

 C'est non pas l'invention mais l'énergie de l'expression courant dans le pinceau du peintre ou du calligraphe qui fait le saisissement visuel - davantage :l'efficace.

<< Tandis que l'artiste occidental s'efforçait de tromper les sens du spectateur, lui offrant des fictions aussi habiles que lui permettait son talent,
 pour le peintre chinois la réussite se mesurait par sa capacité à
convoquer la réalité. La peinture peut exercer une emprise sur le réel, elle opère 
Dans un premier stade archaïque, la peinture se voyait donc attribuer des vertus magiques.
La magie mûrit et devient religion... 
la peinture du paysage constitue à la fois la manifestation visible et la plus haute incarnation de la véritable religion chinoise, laquelle est quête de l'harmonie cosmique, recherche d'une communion avec le monde>>.

 L'image, ici, n'est plus ce que la raison tend à expulser du sein d'un univers de parole, Tout au contraire, elle est de l'ordre de l'harmonie, de la vérité et de l'efficace. 
En n'oubliant jamais que, par le principe même qui l'origine, l'image n'est jamais statique : elle est circulation d'énergie, de souffle, de sens.


Tel est alors le contexte culturel dans lequel se déploie l'acte de voir. Il marque l'ensemble des expressions religieuses chinoises, dans la diversité et toute l'ambiguïté
leurs manifestations....
L'entrée dans la dynamique du voir est chemin unitif.
Il s'agit
moins de « voir » une calligraphie ou une peinture que l'énergie intérieure qui l'habite, et d'entrer ainsi en sympathie, en osmose, avec celui qui l'a produite jusqu'à reproduire ce geste qui traverse l'image. 

Tout acte de voir découvre une structure analogique qui unit jusqu'en leur essence « l'intérieur » avec « l'extérieur ».

 Le thème traverse les longs développements de la mystique taoïste. 
Apprendre à voir, à éprouver l'intérieur de son corps, c'est découvrir que les innombrables dieux qui le peuplent sont les dieux mêmes du monde extérieur.(...) 
C'est là l'illustration d'une règle générale
 « Quand la méditation extatique est parfaite, il y a nécessairement vision. 
Quand la vision est aussi claire qu'un tableau, l'intelligence s'ouvre ...et il y a progrès. »

 

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