De par vocation même l'Église se trouve placée au confluent
des grandes forces spirituelles qui mènent le monde, et de quel
côté qu'elle se tourne elle est challengée.
Héritière de la
tradition
chrétienne judéo-grecque, elle se trouve confrontée de nos
jours
d'un côté avec un humanisme qui lui reproche moins de minimiser
directement la réalité du monde que d'enfermer son expérience
dans un amas de mythes et de concepts qui l'égarent dans un autre
monde - et d'un autre côté par l'expérience drastique de la
meilleure tradition orientale, lui rappelant énergiquement que Dieu, le Soi, le Mystère demeurent à jamais au-delà de toute pensée
toute formule, de toute loi que pourront proposer les hommes.
Elle se trouve ainsi à l'un des tournants les plus graves de
histoire.
Elle est sans doute plus apte que quiconque à diriger l' avenir spirituel de l'humanité en raison de sa tradition et de sa
connaissance unique du coeur de l'homme.
Encore est-il qu'il faut qu'elle assume cette mission d'intériorisation qui seule
redonnera au monde cette base qui lui manque si cruellement.
N'est-ce pas justement ce que cherche à lui rappeler l'Esprit en la
mettant
actuellement en contact avec la tradition de l'Inde ? Si elle manque ce tournant, ce sera plus tragique encore que si elle
avait manqué le tournant grec qui la sauva de demeurer enfermée dans l'étroitesse du monde et de la pensée juive,
quoi qu'il en soit du prix
qu'elle paya par ailleurs.
L'Église de l'Inde est en train de prendre conscience, bien que
fort lentement, de sa mission et de son devoir en ce contexte nouveau.
Sans doute demeura-t-elle fort longtemps sur la réserve.
L'Église arriva en Inde presque identifiée avec cette culture occidentale qu'elle jugeait seule valable. D'autre part elle semblait
n'avoir lu dans la Bible que les pages où les soi-disant « païens »
sont chargés de tous les crimes et sont tout juste bons à être voués
à l'anathème ici-bas et à l'étang de soufre et de feu au jour de
Yahweh. Elle ne pouvait imaginer que des perles quelconques pussent
se rencontrer là où elle ne voyait qu'immondices. Quant à ceux
,qui rappelaient timidement que l'Esprit souffle partout et « atteint
d'une extrémité à l'autre de l'univers » et lisaient d'un oeil ouvert
et avec sympathie les textes sacrés de l'Inde ils étaient simplement
suspects....
Le Concile vint et on commença à se réveiller. On se mit à
étudier un peu plus sérieusement la philosophie indienne dans les
séminaires, et non plus seulement pour la réfuter... Cependant
l'évolution était encore fort lente. Si on étudiait maintenant la
pensée de l'Inde avec attention et honnêteté, c'était toujours à
partir de, et par rapport à la philosophie d'Occident et la théologie chrétienne occidentale. On étudiait les thèses des penseurs, on
cherchait, et.. avec soin, les points de comparaison avec ce qu'on
pensait et croyait soi-même ; on notait les divergences et on définissait les altérations que cette pensée devait subir pour devenir
chrétienne. On y voyait au mieux une lointaine Preparatio evangelica, une espèce d'escabeau qui pourrait éventuellement aider
l'esprit indien à la compréhension et à l'acceptation du « système »
chrétien. Surtout on s'occupait de la pensée indienne selon les
expressions de détail et sans se référer pratiquement à son intuition
fondamentale, un peu comme si quelqu'un se mettait à disséquer
les différents dogmes chrétiens en laissant à l'arrière plan la foi
fondamentale en la résurrection du Seigneur.
Et cependant, moins peut-être que n'importe quelle autre
pensée de l'histoire culturelle universelle, la pensée de l'Inde n'est
elle compréhensible qu'en fonction de son intuition fondamentale.
Or cette intuition fondamentale, l'Expérience est rebelle essentiellement à toute formulation conceptuelle.
Tout essai de comparaison est faux, justement parce qu'il
réduit en noéma, en concept.
Dans les scolasticats jésuites de l'Inde
on fait maintenant des « essais» sur le Yoga et les Exercices, ou bien sur l'expérience du
jnâni et la contemplatio ad amorem, etc...
Cela sans doute a son utilité pour amener les non-initiés à
prendre
intérêt et à venir finalement s'abreuver à la source elle-même
Pourtant, tant que, toutes amarres brisées, on ne se sera pas jeté
à fond, on n'aura encore rien compris du Mystère de l'Inde ni du message que par elle l'Esprit fait entendre aux
Églises.
Cela ne signifie pas pour autant que l'on ait à accepter les mythes et les formulations de la tradition hindoue. L'expérience
dont témoigne cette tradition est au-delà de tout mythe et de tout
concept.
L'hindou le sait bien qui ne se sert de ses mythes que
comme un tremplin pour atteindre à l'Expérience indéfinissable.
Mais cette Expérience demande que l'on accepte de se laisser emporter au silence qui est au-delà de toute pensée, que l'âme soit
forte
et animée d'un unique désir, celui d'atteindre au Mystère final
et non pas à quelque expression que ce soit de lui, mais à lui en soi,
défiant toute expression, au-delà de tout.
Si cela parait absurde à un esprit occidental, qu'il demeure
où il est... l'Inde continuera son chemin, et l'Esprit la gardera
dépit des ironies qu'il lui prodiguera...
Mais le chrétien qui a purifié sa foi en cette expérience du fond, sait bien qu'à nouveau
tout
lui est redonné, dans une Lumière incomparable et dans la liberté
des enfants de Dieu.
Ce fut certainement un grand espoir de voir la place que donna le « Séminaire pastoral de toute l'Inde » à Bangalore
1969 au renouveau spirituel de l'Église de l'Inde. L'idée qui dirigea,
tous les débats à ce sujet fut la nécessaire intériorisation de
notre
vie spirituelle, exigence évangélique déjà, mais rendue plus
pressante par le contexte même où nous vivons au contact de la spiritualité hindoue. Sans doute quand on en arrive à ce que nous
devrions emprunter de la tradition hindoue, peu acceptèrent , que les chrétiens eussent à recevoir d'ailleurs quoi que ce soit qu'ils
possédassent pas encore ; mais tous furent d'accord pour reconnaître que l'exemple de l'Inde hindoue est pour le moins un pressant rappel en mémoire de certaines richesses de notre
propre
tradition insuffisamment mises en valeur. Et des résolutions
pratiques furent prises par le Séminaire en vue d'initier des
cercles de plus en plus élargis à cette spiritualité intériorisante et
contemplative.
La difficulté est le manque d'hommes qualifiés pour cette
initiation. Trop longtemps en effet la spiritualité chrétienne s'est
réduite à quelques pratiques d'ascèse et à de pieuses spéculations
dénommées méditation. Pour qui fut formé longuement à ces
méthodes, l'ouverture à l'oraison vraie et à la contemplation ne
peut être que difficile. Pour ces mêmes personnes, le contact avec
la tradition spirituelle de l'Inde, s'il demeure théoriquement possible, est en fait fort difficile, car, en plus des différences de langage et de pensée, il y a ce climat essentiellement contemplatif
auquel la préparation susdite a souvent rendu les âmes presque
imperméables.
Ce n'est pas tant d'instituts de vie contemplative dont l'Inde
a besoin que de contemplatifs authentiques, d'âmes qui ont senti la
brûlure intérieure et dont le regard en reste marqué pour la vie.
Ces âmes, il y en a sans doute, çà et là, souvent inconnues de leur
milieu même.
Quand de telles âmes se « rencontrent » c'est une
vraie joie, et ce sont celles-là seules d'ailleurs, qui sont capables de
se « rencontrer » avec les contemplatifs du monde hindou, commençant ainsi avec eux, même en silence, le dialogue au niveau du
fond - hors duquel tout dialogue même publié à grands frais ne
sera jamais que bruit de cymbales.
C'est dans le coeur des contemplatifs chrétiens de l'Inde qu'est
en train de naître en vérité l'Église de l'Inde ; dans ces âmes au
fond desquelles s'est réalisé en l'Esprit l'osmose entre leur expérience d'être en le Fils unique, enfants du Père et celle, plus mystérieuse encore d'être en l'Esprit, en ineffable non-dualité avec
le Père et le Fils.
Ce sont de ces charismatiques dont l'Eglise de l'Inde a indubitablement le plus besoin.
Sans eux, tous les efforts actuels de
renouveau du ministère, de la théologie, de la liturgie, demeureront extérieurs et sans vrais fruits.
Bien plus, les très graves problèmes que commencent à se poser les jeunes théologiens de l'Inde
qui ont pris contact avec l'expérience spirituelle hindoue, ne seront
jamais résolus que par les esprits qui auront senti au fond d'eux mêmes l'angoisse de ces problèmes et au-delà leur dépassement
dans la « paix qui passe toute expression »
.
Un Benoît de Nursie quitta un jour Rome et ses écoles pour
s'enfuir dans la solitude de Subiaco. Il devint le père et patriarche
des moines d'Occident.
Vers la fin du siècle dernier, un adolescent
de Madura quitta de façon analogue collège et famille pour
s'enfuir en la montagne d'Arunâchala. Il devint le sage jnani le plus pur de notre temps ; disciples et pèlerins affluèrent près
de lui et il est maintenant connu du monde entier sous le nom
Sri Ramana Maharshi .
La vie monastique chrétienne de l'Inde s'épanouira à son tour
quand un jeune chrétien de l'Inde aura entendu de l'Esprit l'appel
qui transforma un Benoît, un Ramana. On peut espérer alors
que dans le sillage d'une vie monastique chrétienne renouvelée
« jaillissant du fond », la contemplation trouvera sa vraie place
dans la vie spirituelle des chrétiens de l'Inde. Et à travers l'Eglise
de l'Inde, le message de l'Esprit « qui appelle » au-dedans se répandra sur toute la Catholica et sur le monde.
.*JUSQU'A LA SOURCE, L'EXPERIENCE
DE NON-DUALITE
Dès les premiers pas de sa rentrée au-dedans, l'âme rencontre
le signe du Dieu intérieur, son Image, son « Ange » aurait dit
l'Ancien Testament.
Bientôt elle goûte un indicible bonheur en
la compagnie de cet Hôte très aimé, au sein des Trois, adorant,
rendant grâces, s'offrant, réparant, expiant, intercédant...
Et l'âme croit parfois déjà réalisées en elle les promesses de
jésus dans saint jean
« Mon Père l'aimera, nous viendrons et nous ferons en elle
notre demeure... je viendrai et je souperai avec toi... »
C'est le stade pour l'hindou du saguna brahman , de « Dieu avec formes », de la dévotion intérieure intense, la
bhakti, les jeux
de Shiva qui dans son amour se fait voir à ses dévots, les jeux aussi
des gopî (les bergères) et du divin Gopâla... des âmes et de leur
Amant.
Vient alors un jour où se faisant de plus en plus intérieur,
l'Hôte du dedans intériorise l'âme elle-même.
C'est une pénétration en soi, qui peu à peu prend l'apparence d'une descente vertigineuse dans un gouffre, de l'engloutissement dans un
abîme.
L'âme perd pied.
Ce doit être quelque chose comme cela qui se
passe au moment de la mort, quand l'âme sent se retirer d'elle même - et
elle-même en même temps se retirer d'eux - les
organes de son corps et tout le contact avec le monde extérieur
qu'ils signifiaient et tout le prolongement d'elle-même en le monde qu'ils réalisaient et tout
le passage du monde en elle-même qu'ils rendaient possible, bientôt aussi, la pensée consciente, le vouloir,
tout ce monde intérieur auquel l'âme s'était peu à peu identifiée
Alors c'est comme si l'âme, comme si le soi n'avait plus de support
C'est comme un engouffrement dans un Soi si profond si enveloppant et à la fois si simple, et si clair, le Soi essentiel et
primordial, que l'âme ne sait plus où se raccrocher, où se retenir.
Et
se sent emportée comme dans un au-delà ontologique d'elle-même
où semble s'évanouir son sens même d'exister à part .
C'est l'expérience du kevala, de l'Absolu, de l'Esseulement,
expérience de la solitude infinie de Dieu,
non pas de la solitude
avec Dieu,
ni de la solitude en Dieu,
mais celle du seul à Seul, du seul avec
le Seul,
mais du Seul infiniment et essentiellement Seul.
La solitude même de Dieu.
L'Éxpérience de l'ekam eva advitîyam,
l'Un seul et sans second, de Celui à qui il n'est point d'autre,
l'unité en qui ne trouve plus place la distinction du connaissant
du connu,
de l'aimant et de l'aimé...
la « nuit » que chante jean
de la Croix, nuit de félicité et nuit d'agonie.
Le Père Le Saux la décrit ainsi
« Au plus profond de moi, au miro
plus caché de mon coeur, j'ai cherché à découvrir l'image de Celui dont je suis
Celui qui vit et règne dans l' « espace infini de mon coeur ». Mais le reflet peu à
a pâli, bientôt il s'est abîmé dans l'éclat essentiel. De palier en palier je descendis
ce qui me paraissait comme des profondeurs successives de mon moi véritable,
mon
être, ma conscience d'être, ma joie d'être.
Finalement il n'y eut plus que lui, l'Unique,
Seul et infiniment seul, Etre, Connaissance, Félicité, Saccidânanda.
Au sein du Saccidânanda j'étais retourné à mes origines essentielles. « Tat tvam asi », Tu es Cela,
dernier mot que mon coeur entendit, et je m'endormis du sommeil de l'être,
dormivi et soporatus sum » (Ps. 3.6). »
C'est en ce point précis semble-t-il que se situe l'intuition
mystique fondamentale des Rishis hindous, cette expérience de l'advaïta, de la non-dualité du soi de l'homme et du Soi suprême
de l'âtman et du brabman
- une intuition que l'esprit, quoi qu' il tâche à l'intelliger et à la réduire en concept, voit comme s'évanouir devant lui, dans son effort même pour la saisir.
Brahman parut devant les devas raconte la Ki
Upanishad, mais ceux-ci ne le reconnurent pas. Ils
demandèrent entre eux : « Qu'est-ce cela ? » Ils s'approchèrent d'Indra « Toi le plus grand d'entre nous, tâche
de découvrir ce que c'est que cela ». Indra courut vers
cela, il n'y avait plus rien...
Tel est le point central de toute la mystique hindoue, le but
même que, tout au long des âges, poursuivent les spirituels de
l'Inde, ceux qui ont été marqués du signe, ceux qui ont entendu
l'appel du dedans. Telle est la raison d'être finale de tous les exercices des Yogis, de toute l'austérité des ascètes, de toute la ferveur
des saints.
Comment pourrait alors se flatter d'avoir compris quoi
que ce soit à l'âme de l'Inde celui qui soi-même n'aurait pas été
au moins frôlé par cette expérience, qui du moins n'aurait jamais
tenté d'en soulever le voile ?
Que dans la conceptualisation de cette expérience il y ait des
erreurs,
que dans sa recherche il y ait des illusions,
que des bhaktas ou dévots prennent pour cette réalisation des transes pathologiques,
que des yogis considèrent la suppression de la pensée
obtenue à coup d'exercices comme l'état ineffable lui-même...
cela peut-il faire oublier la grandeur de l'idéal proposé aux chercheurs et amants de Dieu par l'antique tradition spirituelle de
l'Hindouisme ?
En terminologie mystique hindoue, cette expérience se nomme
samâdhi.
Tant qu'elle n'est encore que passagère et accompagnée
d'une sorte de suspension des sens, c'est le nirvikalpa-samâdhi.
Quand elle est devenue permanente, toute « naturelle », on
l'appelle le sahaja-samddhi, l'état « connaturel » (litt : né avec)
et « primordial » où nul n'est jamais né, où nul ne mourra jamais.
Cet état est identique à l'Être lui-même. Il est paix, il est
non mort, il est non-crainte, il est non-vieillissement.
C'est l'état
suprême, l'état au-delà, le turîya ( état de
consciences au delà de l'état sde veille) de la Mândûkya Upanishad.
Qui a pénétré au sahaja est devenu jîvanmukta, le libéré, le
délivré-vivant. Bien qu'il demeure encore en chair, il a rompu
tous les liens de la chair, tous les liens même de la pensée et de
l'entendement, il a échappé à toute servitude. C'est dans la fine
pointe de son être, l'âtman, le Soi, que désormais il a conscience
d'être, inaccessible à toute limitation du temps et des circonstances.
N'est ce pas, analogiquement, l'état de ressuscité dès cette
vie qui est d'après saint Paul, la situation du chrétien ici-bas,
aussi paradoxal que cela puisse sembler. De par notre baptême, ne sommes-nous pas déjà « ressuscités dans le Christ»
, « libérés
de la mort ? » et appelés chacun d'entre nous, dans la mesure
où de notre côté ne se trouvent ni obstacles ni refus, à cet épanouissement plénier de la condition de résurrection anticipée
que
l'état dit « d'union transformante » ?
La tradition hindoue tout entière exalte cet état de « libéré
vivant » (jîvanmukta). Si celui-ci demeure encore en ce monde par son karma ou destinée, ou bien en raison d'une
mission providentielle, il y vit désormais comme n'en faisant plus réellement partie, ou plutôt il y est comme Dieu lui-même y est, présent partout, au fond de tout, mais en même temps libre et souverain, maître de tout, au-dessus de tout.
« Sans mien, ni moi,
patient, égal au malheur comme au bonheur,
content, toujours uni, maître de soi...
Ni joie, ni impatience, ni crainte ne l'agite...
Il n'a ni joie ni haine, ni chagrin, ni désirs,
égal à l'ennemi comme à l'ami,
et de même à l'estime comme au mépris,
à la chaleur comme au froid,
au plaisir comme à la douleur,
Libre d'attaches,
il fait un cas égal de l'éloge et du blâme,
il se tait, content, quoiqu'il advienne
Avec les contacts
extérieurs son soi n'a pas d'attaches car il trouve dans le soi son bonheur
Celui dont le bonheur et le plaisir sont intérieurs, dont la lumière est
intérieure ce yogin passe au nirvana brahamique ( atteint la délivrance
en Brahman lui même devenu Brahman)
Passé en Içbvara, le Seigneur suprême, le Seigneur du monde, il est devenu lui aussi en quelque sorte le Maître du monde. Son comportement extérieur n'est plus que la manifestation en lui, au-dehors, de l'Esprit en qui il est passé. Comment serait-il possible au chrétien de ne pas penser ici à certains versets de saint Paul
« qui adhère au Seigneur est avec lui un seul esprit »
(I Cor. 6, 17).
« Ceux qui sont mûs par l'Esprit de Dieu
sont fils de Dieu » (Rom. 8, 14).
Il a comme franchi les limites de son corps, de sa pensée, de
sa conscience individualisante elle-même.
Qui en effet a éprouvé
qu'il était, qui a fait l'expérience d'être, l'expérience de
l'Être,
comment pourrait-il se tenir, se maintenir dans les limites au sein
desquelles l'Être se manifeste en lui ?
Il regarde, dit encore la
Bhagavad Gîtâ, l'âtman de tous les êtres comme son propre âtman,
le soi de chaque être comme le sien propre : Dieu n'est-il pas en
Soi partout ?
« Soi-même résidant en tous les êtres,
tous les êtres résidant en lui
voilà ce que contemple celui dont tout l'être est unifié
par le Yoga et qui porte sur toutes choses un regard
égal ('3).
« Qui me voit partout et voit tout en Moi,
de quelque manière qu'il soit,
cet ascète c'est en Moi qu'il est »
Il a coupé les « noeuds du coeur » hridaya granthi, selon
l'image hardie de la tradition, les noeuds par lesquels, le Soi, le je
le plus intérieur, s'est lié aux manifestations diverses de son être
au plan des sens et du mental.
« Quand se rompent tous les noeuds du coeur,
alors le mortel devient immortel »
« alors en sa sagesse, secouant le bien et le mal,
sans tache, il accède à l'identité suprême »
« Quand le Soi est réalisé comme unique,au-dedans comme au-dehors,
aussi clairement que le monde l'est par l'ignorant,
c'est alors qu'est coupé le noeud du coeur » chante la
Shrî Ramana Gîtâ.
La mort physique n'aura plus pour lui le sens qu'elle a pour
les mortels,
car lui, n'est plus mortel .
Son corps achèvera sans
doute son prarabdha karma, la partie résiduelle des conséquences
des actions d'une vie antérieure,
c'est-à-dire que son mouvement
durera, à la façon d'une machine, qui, même le moteur arrêté,
continue quelque temps encore à tourner de par la vitesse acquise.
Son corps, - si sien encore il peut être dit par accommodation aux
catégories habituelles du langage des hommes, - cessera ensuite
de vivre : mais lui ne mourra pas. A quoi donc pourrait-il mourir
désormais ?
Simplement de jîvanmukta, de délivré-dans-un-corps,
il deviendra videha mukta, délivré-sans-corps.
Il demeurera à
jamais ce qu'éternellement il est .
En dehors de la révélation du Seigneur Jésus, il était
difficile semble-t-il, d'entrer plus profondément que ne le firent les Rishi hindous au
Mystère le plus intime de l'homme et de Dieu.
Même
la part faite aux échecs, aux illusions et aux orgueils, il reste que
beaucoup de spirituels de l'Inde ont pénétré au fond . de soi,
au
milieu de ce Mystère,
ont atteint jusqu'au lieu de l'Être,
au-delà
de la connaissance comme de la non- connaissance, na-prajn-â, na apraj,nâ, de la pensée et de la non-pensée.
Qui peut faire entrer là, sinon Dieu lui-même ?
car c'est le lieu propre de Dieu, le plan de l' « Imparticipable », auquel pour
tant, nous savons par révélation que nous sommes appelés.
Il n'y a pas de
doute
que de tels sommets n'ont pu être atteints que par un don tout
gracieux du Seigneur, qui a voulu se servir des Rishis de jadis pour
orienter à jamais l'élan spirituel de l'Inde et qui a continué
d'attirer secrètement à Lui, à Soi, ceux qui sur leurs traces se sont mis sincèrement et de toute leur âme à la recherche de l'Unique, Kevala
Brabma mâtra.
« L'Esprit qui remplit tout et disperse tout avec force et
douceur » (Sagesse VIII) de la tradition sapientielle biblique,
« le pur Esprit répandu en tout et qui, réside au coeur de
tous les êtres », (Shankara, Upadeshasâhasrî 11, 1), de la tradition
védantique.
Pour aller plus avant cependant, la révélation purement intérieure de l'Esprit ne pouvait suffire. « Il vous enseignera tout »,
dit en effet jésus, « mais d'abord il vous rappellera tout ce que je
vous ai dit » (Jn. 14, 26). Il faut d'abord avoir entendu du Christ
la révélation suprême : celle du Père, que « nul n'a jamais vu
sinon Celui qui vit au sein du Père » et qui s'est manifesté ici-bas,
précisément pour nous « parler de Lui » (jn. 1, 18)
.
La tradition chrétienne tient qu'il n'y a pas de mariage spirituel (l'état mystique suprême) sans quelque aperception au moins
du Mystère des divines Personnes. Il serait donc téméraire d'assimiler sans plus l'état de
jîvan-mukti et celui d'union transformante,
malgré leurs ressemblances et leur parenté indéniables.
Le chrétien qui est descendu en soi, jusqu'au tréfond et à la
source de son être, ressent d'abord et découvre son « unité »
mystérieuse avec Dieu, tout comme son frère advaïtin.
Cependant au delà de cet instant ultime qui lui ouvre l'éternité, il se reconnaît
issu du Père en le Fils Monogène.
l'Être.
Mais si l'expérience de non-dualité et de l'Être est déjà tellement indicible, qui pourrait qualifier et surtout redire
cette expérience de l'au-delà de l'au-delà,
cette résolution, cette « fission
de l'atome insécable ?
où
non-deux et le non-un, l'advaïta et l'aneka ne sont plus contradictoires l'un de l'autre...
Dans son « journal » le 5-10-67, le Père Le Saux écrit : « L'autre rive...
l'homme n'y atteint que par la fission de soi,
le forcé-ouvert (break open) de soi
plus profond.
Et cela est incommensurable avec tout rite, toute formule, toute prière,
toute loi que ce soit.
Jésus passa à Dieu quand il dit : « Eloï,
Eldi, lama sabachthani
« Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? »
Dans ce renoncement à tout soi, seulement tout est retrouvé, sauvé.
Mais tant qu'on fait ce renoncement dans l'idée de se retrouver, ni on ne se perd ni on ne se retrouve. »