L'offrande de l'instant



Les Occidentaux ont toujours été très soucieux du « discernement des esprits ».
Le prophétisme du premier siècle en impose l'obligation dès les premières années de l'Eglise : Corinthe, Didaché etc.

Nous sommes étonnés en Inde de voir que l'on se tracasse fort peu pour démêler ce qui est la part de Dieu et ce qui est la part de l'homme,

Tout est attribué généreusement à l'Esprit divin. 
Le dévot qui marche sur le feu, le yogi qui voit des lumières mystiques, etc. 
Il y aurait danger -je veux bien - et pourtant ce n'est que la déformation d'un grande vérité : il n'y a pas de connaissance qui ne s'origine à notre connaissance profonde mystique de Dieu. 

Il n'y a pas en nous de jouissance qui ne s'origine au fond de notre être à l'ànandam divine, à la joie que Dieu prend en soi, et donc en nous et à laquelle nous participons mystiquement en l'Esprit de Sagesse. 

Car notre jouissance actuelle, si petite et pauvre qu'elle puisse nous paraître, c'est Dieu d'abord qui la prend, en sa particularité, en détail, totalement et éternellement en nous ; 
car s'il ne se réjouissait pas d'abord nous ne saurions nous réjouir, de même que si ce n'était lui qui connût d'abord nous ne saurions connaître.

Et il n'y a pas en nous d'action si ordinaire parut-elle qui ne s'origine et s'identifie à la divine lilà, et la lilà divine n'est autre chose que Dieu. 
L'Inde a eu la merveilleuse intuition de l'essentielle Présence divine.

Non seulement Dieu est plus présent à notre âme que notre âme elle-même, à notre essence ; mais aussi à toute notre activité, connaissance, jouissance, actes divers.

L'Éternité est dans l'instant qui passe ; 
mais vouloir demeurer dans l'instant qui est passé ou se porter à l'avance dans l'instant qui viendra c'est abandonner l'éternité pour le temps.
L'éternité n'est pas dans le temps qui perdure mais dans l'indivisible instant.

Offrir à Dieu l'éternelle offrande de l'éternel instant, tel qu'il est en moi, 
en mon corps, et en ma conscience, 
en la création qui m'entoure, 
en la création tout entière, 
en les oiseaux qui chantent, 
en les fleurs qui s'ouvrent et se referment 
et l'eau qui coule sur les pentes 
et le vent qui se joue dans les arbres 
et les nuages qui sillonnent le ciel, 
le soleil qui éclaire et échauffe, 
et les hommes qui travaillent et luttent, qui peinent et se réjouissent, 
qui aiment et qui se donnent, de ceux que cet instant fait vivre un avec moi, et tous de tous les temps...

Offrir l'offrande de l'instant et recevoir le don de l'instant. 
Le don à moi de cet instant n'est autre en réalité que le don au Fils de l'éternité surgissant du sein du Père,
L'accepter, c'est l'offrir,
Le connaître, c'est se réjouir de la Béatitude de l'Esprit.

L'accepter : la foi ; 
le connaître, s'en réjouir, c'est aimer de l'amour de l'Esprit,
C'est se consommer, se laisser consommer dans l'aspiration de l'Esprit,
et se consommer en l'Esprit, c'est consommer Dieu qui ne saurait sans la consommation par nous
en cet instant dans l'Esprit, se consommer en soi-même en l'éternité, en son Esprit.

Car mon instant, c'est l'éternité de Dieu.

Écouter les rires des hommes et des oiseaux, 
écouter leurs amours et leurs chansons, et demeurer sous l'instant qui passe en l'éternité qui demeure.
Comme l'enfant se joue dans les instants qui se succèdent, 
comme il se joue dans l'éternité qui demeure.

Et dans son jeu il m'entraîne, et si je ne me laisse pas entraîner dans son jeu
Si je fais le garçon boudeur qui dit : Je ne veux pas jouer, moi. 
Alors de l'Éternité je déchois dans le temps,
de l'Esprit je déchois dans la chair.
Je mange la pomme, le fruit de l'arbre de science 
Je sais choisir le bien et le mal
Je sais - je crois savoir - décider de moi, comment je pourrais décider de Dieu.

L'oraison du yogi au fond de sa grotte qui a fermé le coeur, oreilles et les yeux à tout ce qui vient de la créature, et demeure un dans le kevaladivin le seul, l'unique, le Solitaire , termes qui s'appliquent aussi bien à l'Ultime, au Mystère qu'à l'ermite). 
Pour Ramana Maharshi « le soleil ne se levait plus, ni ne se couchait plus » 
" En lui le soleil ne brille pas,ni la lune et les étoiles,ni ces éclairs ne brillent, à plus forte raison le feu: tout brille comme reflet de sa brillance, par son éclat tout cet univers resplendit ( Kath Upanishad)
il n'était plus ni nouvelle ni pleine lune ni solstices, ni équinoxes, remonté dans le kevala suprême.

Mais le yogi sort de sa grotte, regarde la ville et le temple, entre le rire et les chansons, et son coeur chante avec les chansons que lui apporte le haut-parleur, 
et avec les chants des oiseaux et les cloches du temple, 
et avec les bruits de moteurs, c'est-à-dire Dieu n'est-il pas : comment la locomotive avancerait-elle si l'Acte divin ne se « manifestait » en elle ? 

Et son coeur chante de ce qu'entendent ses oreilles, 
son coeur chante de ce que voient ses yeux, le soleil qui se lève matin, les nuages qui s'empourprent à son coucher le soir, les hommes et les choses, les ermitages de la montagne, les tours du temple, les toits des maisons, le mystère au loin des collines et de routes où le soir passent des lueurs. 

Et son coeur chante au souffle du vent qui caresse le visage, 
de la terre qui le soutient et que sentent ses pied

Et le chant à chaque instant nouveau, 
et l'éternel chant que chante 'l'Esprit, la « Parole du Père ».

Et le yogi est autant avec Dieu dans le chant de la lila que dans le chant du kevala. ( Le seul, l'unique, le Solitaire terme qui s'applique au Divin aussi bien qu'à l'ermite errant qui partage la solitude divine)
Mais qui chanterait jamais les chants divers de  ( le jeu divin) s'il n'a chanté d'abord en la solitude de son coeur et de son âme le chant unique du kevala
Car c'est de son kevala que sourd la lilà. il n'est pas de douleur ni de souffrance qui au plus central d'elle-même en son point à soi-même le plus essentiel, ne porte la joie divine profonde et la béatitude divine qui l'originent et l'achèvent.

C'est seulement dans l'austérité de la méditation du kevala que l'on apprend l'allégresse de la contemplation de la lilà. Car c'est le kevala qui nous fait découvrir à l'origine essentielle de l'instant qui passe l'éternité qui demeure.

Qui ne s'est pas plongé dans la solitude du kevala considère l'instant comme une fraction du temps. Il ignore encore ce qu'est l'éternité. C'est par le kevala que l'on pénètre dans l'éternité. Et qui a pénétré dans l'éternité ignore désormais le temps. 
Alors seulement il peut en toute réalité se réjouir en l'Esprit, de la lilâ de l'Esprit.


J'ai écrit ces derniers jours : Il n'est pas de douleur si profonde ni de peine si poignante ni de souffrance si aiguë, qu'elle n'inclue - et dans la mesure même où elle est plus aiguë, plus profonde, plus poignante - en son centre le plus profond, comme sa source et son achèvement, comme son substrat existentiel, l'infinie Béatitude divine, l'inépuisable bonheur, l'indescriptible allégresse de la Sagesse de l'Esprit se jouant dans le monde - le mystère primordial de la Joie, de l'Amour.

(1952)