(larges extraits du texte écrit par Teilhard de Chardin et paru dans " Ecrits du temps de la guerre aux éditions du Seuil)
In eo vivimus, et movemur, et sumus
Le cercle de la Présence
Un son très pur est monté à travers le
silence...
Une frange de couleur limpide a trainé dans le cristal...
Une lumière a passé au fond des yeux que j'aime...
C'étaient trois choses petites et brèves...
Un chant, un rayon, un regard...
Aussi ai-je cru d'abord qu'elles entraient en moi,pour y rester ou pour s'y perdre
Au lieu de cela, c'est elles qui m'ont eu et emporté...
Car elles n'étaient si ténues et si
rapides...la plainte de l'air, la nuance de l'éther, l'expression de l'âme
que pour s'enfoncer plus avant dans mon être, là ... où les facultés de l'homme sont
si étroitement groupées...qu'elles ne forment plus qu'un point...
Par la pointe aigue des trois flèches qu'il m'a dardées...le Monde lui-même a fait
irruption en moi...et m'a retiré à soi...
La vibration a fait résonner et frémir toutes
mes affections...
Elle m'a entrainé hors de moi même...dans une harmonie plus générale que celle des
sens
dans un rythme de plus en plus riche et spirituel
qui devenait, insensiblement et sans fin...
la mesure de toute croissance et de toute beauté.
Au sein de la nuance, de fraicheur irréelle
qui caressait mes yeux
j'ai senti passer mon corps, mon âme...et jusqu'à mon esprit
La teinte chatoyante et sereine ne baignait
plus seulement mes sens...
Elle a imprégné, en quelque façon, mes affections et mes pensées
En elle je me suis dissous en un désir étrange...
d'accéder à quelque individualité ,plus vaste ...et plus simple que la sienne
comme si je fusse devenu Lumière...
Et sous le regard qui m'avait touché
la coque où someillait mon coeur a éclaté
Avec l'Amour large et pur
une énergie nouvelle a pénétré en moi...
ou est sortie de moi...je ne sais...
qui m'a fait éprouver que j'étais aussi vaste et aussi riche que l'Univers
Ainsi,
tandis que la poursuite d'un nécessaire achévement de notre nature
nous ramasse en nous même...
et nous force aux limitations et à l'isolement de l'individuation...
chacune de nos émotions,plus elle est esthétique
tend à dissocier notre autonomie
Incessament le Réel nous rappelle à la
conscience passionnée
d'une expansion plus grande et d'une débordante Unité
En l'éveil de cette inquiétude se consomme
la fonction Sainte de la Sensation...
Par la Sensation
nous nous imaginons voir l'extérieur venir humblement à nous
pour nous constituer et nous servir...
Or ceci n'est que la surface du Mystère de la Connaissance
Quand le monde se manifeste à nous...
c'est Lui, en réalité qui nous prend en Lui...et nous fait
écouler en quelque chose de Lui
qui est partout en Lui...
et qui est plus parfait que Lui...
L'homme ,
absorbé par les exigences de la vie pratique
l'homme exclusivement positif
ne perçoit que rarement, ou à peine
cette deuxième phase de nos perceptions...
celle où le Monde qui est entré se retire de nous...
en nous emportant...
Il est médiocrement sensible à l'auréole
émotive, envahissante
par laquelle se décèle à nous, en tout contact
le Seul Essentiel de l'Univers
Le Mystique est celui qui est né
pour donner à cette auréole la première place dans son expérience...
Le Mystique ne prend que peu à peu conscience
de la faculté qu'il a reçue de percevoir la frange indéfinie et commune des choses
avec plus d'intensité que leur noyau individuel et précis
Longtemps, se croyant pareil aux autres
hommes...
il cherche à voir comme eux, à parler leur langage
à se plaire aux joies qui les satisfont
Longtemps, pour apaiser le mystérieux besoin
d'une plénitude
dont l'influence l'obsède
il cherche à la détourner sur quelque objet...
particulièrment stable ou précieux
auquel, parmi les jouissances accessoires
s'accrochent la substance et le trop plein de sa délectation
Longtemps, il demande aux merveilles de l'art
l'exaltation qui donne accès à la zone
sa zone à lui
de l'extra-personnel et du supra-sensible...
Il essaie de faire palpiter dans le vaste inconnu de la Nature
la Réalité Supérieure qui l'appelle par son Nom...
Heureux, celui qui n'aura pas réussi à
étouffer sa vision
sous prétexte qu'il est absurde de trouver le Monde intéressant
à partir du cercle où, pour la majorité des humains
il cesse de devenir perceptible...
Heureux, celui qui n'aura pas
craint d'interroger passionément sur son Dieu
...et les Muses , ...et Cybèle...
Mais Heureux surtout celui qui,
surmontant le dilettantisme de l'art
et le matérialisme des couches inférieures de la Vie
aura entendu les êtres lui répondre
un à un...et tous ensemble:
" Ce que tu as vu
passer, comme un Monde
derrière le chant... derrière la teinte... derrière les yeux
n'est pas içi , ni là
c'est une Présence répandue partout
Présence Unique des autres présences
par qui nous sommes tous présents les uns aux autres...
Présence vague encore pour ta vue débile et ton être grossier
mais progressive et profonde
en Qui aspirent à se fondre
toute diversité et toute impureté "
Quand il a suivi jusqu'au bout la vocation
incluse dans toute sensation
Quand son regard s'est une fois accoutumé à la Lumière invisible
où les êtres baignent par leur périphérie et par leur centre...
le Voyant s'aperçoit qu'il est plongé dans un Milieu Universel
Supérieur à celui où s'agite la vie apparente et commune
Milieu immuable où ne parvient pas la houle des viscissitudes superficielles
Milieu homogène où s'atténuent les oppositions et les différences...
De cette Réalité diffuse il ne sait rien dire
encore
sinon qu'elle EST
et qu'elle enveloppe
et qu'elle béatifie Mystérieusement...
Mais c'est assez pour lui d'en avoir entrevu
les nappes lumineuses et sereines
Rien ne saurait désormais le détourner d'y émigrer à jamais
et de mettre son bonheur à s'y perdre de plus en plus
Seigneur, c'est VOUS
qui par l'aiguillon imperceptible d'un charme sensible
avez pénétré dans mon coeur
pour faire écouler ma vie en Vous
VOUS êtes descendu en
moi
à la faveur d'une petite parcelle des choses
Et puis soudain, Vous vous êtes déployé à mes yeux
comme l'Universelle Existence
Seigneur
sous cette figure première
si proche et si concrète
laissez moi Vous goûter longuement...
dans tout ce qui vivifie et tout ce qui déborde...
en tout ce qui pénètre et tout ce qui enveloppe...
dans le Parfum et la Lumière
...et l'Amour...et l'Espace
J'ai cru entendre, Seigneur
que parmi Vos serviteurs
certains craignaient de voir un coeur trop sentir...
tout comme ils redoutent de voir un esprit trop penser...
Mais je ne puis croire que ceux-ci aient raison
Car enfin, Seigneur,
celui qui ferme son âme à l'appel du divin immanent
de quelle substance nourrira-t-il les méthodes par où il prétend soutenir sa prière ?
De même qu'il y a qu'une seule Matière
créée
pour supporter les accroissements successifs de la Conscience dans le Cosmos
De même il n'existe qu'un seul sentiment fondamental
à la base de toutes les mystiques...
à savoir
L'Amour inné de la personne humaine étendu à tout l'Univers
Cette passion comme toute force naturelle est
susceptible dans ses développements
d'arrêts, de perversions, de déviations...
Elle peut s'évaporer en vaine poésie...
s'égarer en mystique naturaliste...
se dégrader en panthéisme païen...
Il reste qu'elle est seule jaillissante,seule primitive dans le coeur humain
Si donc quelqu'un veut élever en soi, pour
Dieu
l'édifice d'un amour sublime
il doit avant tout se sensibiliser
il doit nourrir soigneusement en lui-même
par le commerce prudent mais assidu des réalités les plus émouvantes
le sentiment, la vision, le goût de l'Omniprésence dont se nimbent toutes choses dans la
Nature
Sous cette seule étoffe
palpable, Seigneur
Vous nous apparaissez
et Vous nous ravissez
et Vous révélez peu à peu les merveilles de Votre existence parmi nous
...Les êtres m'enveloppent par myriades
J'aime à sentir le frôlement continu de leur infini contact
Et à me perdre dans leur essaim illimité...
Leur troupe, naguère me semblait incohérente
et importune
Les atomes de ce Monde paraissent à l'expérience vulgaires, froids et étrangers
Ils heurtent, ils piquent, ils zigzaguent, ils fatiguent
Comme une nuée ils obscurcissent la vie
J'ai connu moi aussi
la sensation d'être étouffé par leur poussière
La multitude des êtres est une
grande peine...
La Vision de la Présence m'en a délivré...
Au contact d'un objet particulièrement aimé
quelque chose a passé
comme un rayon, dans le nuage sombre
Une goutte hyaline s'est répandue dans la
poudre opaque
et tout est devenu non seulement chaud et diaphane
mais transparent
Tout a formé une seule masse limpide où la
séparation des choses n'était plus visible
Il fait clair partout !
Cependant la Transparence m'a gagné à mon
tour
Elle m'a pénétré
Elle est descendue au plus profond de moi
Là où je croyais qu'il n'y avait plus rien
Sur son chemin elle a fondu dans son eau
mystérieuse
la pluralité et les ténèbres de mon être
Et j'ai éprouvé un soulagement incroyable
à sentir qu'il y avait là un Autre
et par Celui-là toutes choses au fond de moi
Il me semble me mouvoir maintenant
dans une homogéneité impalpable
faite d'innombrables présences fusionnées entre elles
De chacune de ces présences
j'éprouve la variété et les attraits divers...
Mais je les perçois plus que pareilles
aux teintes changeantes d'une même lumière
ou aux zones de parfum étagées dans une même atmosphère
Je les traverse sans sortir de ce qui les unit
Sous la bigarrure accessoire et les charmes de surface
La Présence répandue partout est le seul effluve qui m'illumine
et le seul air que je puisse respirer jamais...
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