Long et douloureux est le chemin que doit traverser le
désir de l'homme pour aller vers la Réalité dont il a soif...
une Réalité qu'il cherche à travers toute chose...
et qui faisait dire à Saint Augustin:" Tu nous as fait pour
toi Seigneur, et notre coeur est sans repos tant qu'il ne repose pas en toi..."
L'homme ressent souvent que quelque chose ne va pas en
lui...
un mal être ... un quelque chose qu'il a du mal à définir... et qui parfois somatise du
côté du sexe... de la vésicule ou de l'estomac....
qu'il s'acharne le plus souvent à combler par l'oubli... la boulimie... la drogue...l'
alcool... l'activité désordonnée... le travail... le sexe...
ou tout simplement par l'achat ou la possession de biens matériels...
La Vraie cause de cette souffrance et de ce mal être
de l'homme est le plus souvent sa séparation d'avec le Réel...
l'ignorance de celui-ci dont il garde malgré les épaisseurs de l'oubli, la nostalgie et
le désir...
...ainsi c'est quelque part sa parenté avec l'infini qui fait de lui un "être de désir"...
C'est Dieu qui de cette manière nous
attire à Lui...
Ainsi il y a dans l'homme créé à l'image et à la ressemblance de Dieu ,un désir
de ce qui Lui est apparenté...
.un désir qui reste cependant totalement libre... l'homme est un "miroir
libre"...
...et pour apaiser un peu cet état ou y répondre positivement il faudra enlever la
rouille du miroir ...puis l'orienter...
c'est à dire qu'après avoir purifié ses pensées et son être...
et en avoir pris conscience !... ( ce qui n'est pas toujours le cas...)
...il faut s'orienter autrement...
..., car...
tourné vers le chaos... le miroir reflète le chaos...
mais tourné vers la Lumière il devient lui même Lumière...
...on devient ce que l'on regarde... on devient ce que l'on aime...
C'est ce que l'on pourrait appeler la
"divinisation"...
ou plus simplement la Voie de la Sainteté à laquelle nous sommes tous appelés...
Voie qui consiste simplement à accepter ce pour quoi
l'on est fait...
et donc d'en prendre conscience...
...avant de le réaliser... de se réaliser... en se laissant faire...en LE laissant faire
au gré de Sa Grâce....
<<Ainsi Abraham observa d'abord ce qui l'entourait: le mouvement du troupeau... la jalousie des femmes... les alternances de la nuit et du jour, la beauté du Ciel... les étoiles plus nombreuses que le sable du désert puis
" Il s'éleva au
dessus de tout ce qui est connu par les sens..."
Mais de même que l'harmonie des merveilles célestes lui avait donné le désir de voir
la beauté sans forme, de même toutes les choses qu'il avait connu à cette seconde
étape: puissance, beauté, infinité... il en fit comme autant d'échelons pour avancer
plus loin...
Ayant purifié entièrement son esprit de toute représentation de la nature divine et
acquis une foi sans mélange et pure de tout concept il tint pour signe d'une
intelligence infaillible de la divinité de la croire supérieure à tout signe déterminé (
Grégoire de Nysse, Contre Eunome)
Ainsi selon Grégoire de Nysse l'intelligence et notre
désir peuvent se porter à la suite d'Abraham sur trois sortes de
"réalités"...
Tout d'abord les apparences... que l'on peut percevoir à
travers les sens ou les instruments qui les prolongent... domaine de l'observable... mais
aussi bien sûr domaine de la Science...
Puis la "réalité" évoquée par l'harmonie...
l'ordre et la beauté des formes... réalité intelligible ou
imaginale...
l'Être ... le Beau... le Bien...
qui sont à considérer alors comme autant d'échelons pour avancer plus loin, l'esprit
purifié de toute représentation...
Puis enfin... La Réalité pure
dont on ne peut rien dire, ni rien penser...
objet de la pensée apophatique... c'est à dire ineffable ... et insaisissable par la
pensée humaine par trop limitée...
Ainsi on ne parvient pas d'emblée au Réel Absolu...
il y a un certain nombre de passages, de mutations à travers lesquels l'esprit et le
désir doivent s'engager...
c'est l'objet du cheminement mystique
C'est sur ce chemin que s'engagea Moïse...
La manifestation de Dieu s'est faite pour lui dans la
Lumière au Sinaï ...
Il a parlé avec Lui dans la nuée sur la montagne...
puis devenu "parfait" Moïse contempla Dieu dans la ténèbre ...
voila en bref les grandes étapes du chemin à parcourir.. .
non pas pour arriver à coup sûr... ...mais pour nous prédisposer à Sa Grâce...
Ainsi... aux cimes du savoir il y a une ténèbre... une absence de Lumière...
et une ténèbre qui est excès de Lumière...
et c'est dans cette dernière que Moïse entra au sommet du Sinaï...
" La vision du soleil aveugle nos yeux de chouette "
disait déjà Aristote...
" le passage de la
ténèbre à la lumière est la première séparation d'avec les idées fausses ou
éronées sur Dieu.... L'intelligence plus attentive des choses cachées conduisant par
les choses visibles à la Réalité invisible est comme une nuée qui obscurcit tout le
sensible et accoutume l'âme à la contemplation de ce qui est caché.... Enfin l'âme qui
a cheminé par ces voies vers les choses d'en haut, ayant quitté les choses terrestres,
autant qu'il est possible à la nature humaine, pénètre dans les sanctuaires de la
théognosie environnée de toute part par la ténèbre divine ( Grégoire de Nysse : Vie
de Moïse)
Ainsi l'homme se doit aussi de vivre ces trois
étapes:
- passer des ténèbres de l'ignorance à la Lumière ,
- puis au delà de la Lumière entrer dans la nuée...
.- ..et dans la nuée se laisser guider vers la "ténèbre plus que
Lumineuse..."
vers LUI...
" la toile d'araignée a en
apparence de la consistance mais si on y pose la main elle se défait et s'évanouit.
Ainsi la vie de l'homme impliqué dans des soucis futiles comme des fils suspendus en
l'air tisse vainement sa toile inconsistante. Qu'on la touche d'un raisonnement ferme le
vain souci échappe à la prison et s'évanouit...
Tout ce qu'on poursuit ainsi dans cette vie n' a ainsi d'existence que dans l'opinion et
non en réalité: l'honneur, la dignité, la gloire, la fortune... et tout à quoi
s'appliquent les araignées de la vie...
Ceux qui montent vers les hauteurs
échappent d'un seul coup d'aile aux trames des araignées du monde, mais ceux qui comme
des mouches, sont lourds et sans énergie, restent collés aux glus de la vie... ils sont
pris et liés comme par des filets, par les honneurs, les plaisirs, les louanges et les
désirs multiples... et ils deviennent ainsi la proie de la Bête qui cherche à les
prendre..." ( Grégoire de Nysse)
Cette vie mondaine est comme un songe... un sortilège... une sorte d'envoûtement qui nous fait prendre pour Réel ce qui ne l'est pas...
" Tout l'empressement des hommes,
occupés aux affaires de ce monde n'est que jeux d'enfant sur le sable... où la
jouissance cesse avec l'occupation...
Au moment même où il cesse de s'affaisser... le sable en s'éboulant ne laisse
plus trace des efforts faits ..."
Vanité des vanités tout est vanité... disait déjà l'Ecclésiaste...
Cette attitude d'analyse du caractère impermanent et
transitoire de la" Réalité " perçue par les sens pourrait conduire à une
dépréciation ou au mépris de celle-ci...
Ce n'est pas le cas ...
ce qui est mauvais c'est de prendre pour Réalité Absolue la réalité relative... c'est
à dire de devenir en quelque sorte idolâtre...
" Celui dont l'esprit est peu
développé , quand il voit une chose sur laquelle est répandue quelque apparence de
beauté, croit que cette chose est belle par elle même... Mais celui qui a purifié
l'oeil de son âme et qui est capable de voir les choses belles... laisse là, la matière
qui soutient la forme belle ,et s'en sert, comme d'un marchepied du visible pour s'élever
à la contemplation de l'intelligible"
( Grégoire de Nysse;de originate)
Mais l'intelligible n'est pas la dernière étape de la
montée... il s'agit aussi de dépasser l'intelligible et d'entrer dans la Réalité...
En effet ce que l'intelligence peut connaître ce sont les attributs, les énergies, les
archétypes du Réel... les manifestations aussi... mais ce n'est
pas le Réel lui-même...
l'intellect ne peut connaître que le spatio-temporel et cet intellect sait bien en
même temps que cela est néant... illusion... concept humain...
de ce paradoxe naît l'expérience apophatique...
la conscience n'a plus d'objet à projeter... elle entre dans le "vide" ...en
vacance...
elle se tient dans l'Ouvert...
La question du philosophe était "pourquoi y a-t-il
quelque chose plutôt que rien ?"...
la question du Mystique est " pourquoi n'y a-t-il rien plutôt que quelque
chose ?.".
"Pourquoi n'y a-t-il plus d'être, là où on s'attendait à l'Être Suprême
?"...
cette question n'est pas sans écho chez le physicien ou le philosophe contemporain...
le coeur de la Matière est noir...
" Tout ce qui est dans le monde
créé est proportionné à ce qui est connaturel et rien ne peut subsister dans
l'être en sortant de sa nature... Mais l'âme demeure toujours en sa nature et ce qu'elle
voit c'est elle même qu'elle voit...
Ainsi elle peut parcourir par l'esprit toutes les choses connaissables mais parcourir la
pensée de l'éternité elle ne le peut... Aussi se trouve-t-elle comme sur un
promontoire.
Qu'on suppose en effet un rocher abrupt et à pic, dont le bord surplombe un gouffre
béant qui qui s'étend sur une longueur infinie... Imaginons ce qu'éprouverait quelqu'un
qui toucherait de l'extrémité du pied le rebord qui surplombe l'abîme et ne trouverait
plus aucun appui pour son pied, ni aucune prise pour sa main. C'est là ce qui advient de
l'âme qui a dépassé ce qui est spatial, à la recherche de la réalité qui n'est pas
du temps et de l'espace... elle ne trouve plus rien à étreindre, ni lieu, ni temps, ni
mesure, ni autre chose de ce genre qui puisse donner prise à l'esprit... Mais elle glisse
sans pouvoir se raccrocher d'aucun côté à aucune réalité saisissable, saisie de
vertige et sans aucun secours" (Leloup, introduction à la vie de Moïse)
Ainsi par son entrée dans la ténèbre Moïse
signifie que plus l'esprit s'approche de la contemplation... plus il
"voit" que la nature divine est invisible...
La Vraie connaissance est de comprendre que voir consiste" à
ne pas voir."..
Il s'agit donc d'aller toujours plus loin... de réalité en réalité... du sensible vers
l'intelligible...
de l'intelligible vers l'Être...
de l'Être vers l'Ouvert ...
de commencements en commencements... vers des commencements qui n'ont jamais de
fin...
La participation à la vie divine comble et creuse notre
désir à la fois...
C'est d'ailleurs la seule qui puisse combler notre désir :
" Celui qui boit de cette eau n'aura plus jamais soif..."
...mais dans le même mouvement et à cause de notre finitude et de notre
impossibilité à étreindre l'Absolu ... elle le creuse à nouveau... et cela
indéfiniment...
L'homme sera malheureux et insatisfait tant qu'il n'aura pas
accepté que c'est la nature même de l'objet de son désir qui fait que celui-ci lui
échappe toujours...
Dieu on ne peut pas l'avoir...
ce n'est pas un objet ou une chose que l'on peut posséder...
l'aimer... c'est tout à la fois tendre vers Lui... et renoncer à
l'avoir...
N'est-ce pas le propre de l'Amour que de ne jamais réduire l'autre aux objets de sa
connaissance que celle-ci soit sensible, affective ou intelligible... de ne jamais le
réduire au même... c'est à dire à soi ?
Ainsi le désir de l'homme ne peut être comblé par rien de désirable... et nous oublions souvent l'Autre pour lui préférer des idoles rassasiantes...
Peut-on imaginer un tel être en manque...
un homme en creux serein et apaisé ?
L'exemple de Moïse fournit à nouveau la réponse:
" Dieu dit qu'il y a un lieu près de Lui... et dans ce lieu un
rocher... et dans ce rocher un creux "
C'est dans ce creux que Dieu demande à Moïse de se
tenir...
accepter ce creux en lui...
tout en sachant que LUI le comble en le creusant davantage...
Dieu sera toujours"au-delà."..
l'homme n'est infini que dans son désir...
et garder l'homme dans l'infini de ce désir le rapproche
du Dieu infini ...
ainsi la source d'eau vive désaltère autant qu'elle donne soif...
J'ai pour habitude de citer l'image d'un grand portail. et
d'une lourde porte en bois....je me vois ainsi assis sous le porche... dans le
renfoncement... blottis dans l'ombre... sentant la chaleur d'un grand brasier allumé de
l'autre côté... et dont me parviennent les effluves...
De temps à autre la lourde porte s'ouvre apaisant mon désir...réchauffant mon corps
pour un moment... un instant seulement...car elle se referme déjà...
de toutes façons je n'ai pas le choix... je ne peux pas forcer la porte...
... et à chaque fois j'attend avec encore plus d'ardeur qu'elle s'ouvre à nouveau... par
pure grâce... par pur don...
Ce dont je suis certain c'est qu'elle s'ouvrira un jour... pour toujours...à deux battants...
C'est la dénomination que Grégoire de Nysse donne à ce
creux...
L'homme est comme Moïse...il ne doit jamais s'arrêter à ce qui est acquis...
mais doit toujours être tendu (en épectase) vers ce qui est
"au-delà"...
les choses qui paraissaient parfaites tombent elles dans l'oubli...
la Réalité est toujours plus grande...
se manifestant comme un bien supérieur qui attire ceux qui y participent et leur interdit
de regarder vers le passé...
on est délivré de l'amour que par un plus grand Amour...
le seul danger de la Vie spirituelle est de s'arrêter... ou de se
croire arrivé...
la vie se gèle alors... le fleuve ne suit plus son cours...
Mais dans l'épectase l'homme demeure ouvert à plus grand que lui...
...ouvert à l'Autre...
...au Tout Autre... et à l'Esprit ...
" Par l'intelligence Dieu est intérieur à l'âme et y demeure... mais par l'amour celle-ci est jetée hors d'elle vers Lui... ainsi Dieu vient dans l'âme et l'âme émigre en Dieu... la sortie de soi et l'entrée en soi sont deux aspects indiscernables d'une réalité unique ( Jean Daniélou)
MAIS cependant...
la qualité du désir demeure son assise...
sans cet enracinement... le désir n'est qu'une vaine tension vers un vain
avenir...
au temps ne s'ajoute que du temps...
" Ceux qui font l'ascension d'une dune ont beau faire de grandes enjambées, c'est en vain qu'ils se donnent du mal car le sable en s'éboulant les ramène toujours en bas... Si quelqu'un au contraire comme le dit le Psaume... a affermis ses pieds sur le roc- le Christ-... sa stabilité est pour lui comme une aile... et dans son voyage dans les hauteurs son âme est ailée" ( Grégoire de Nysse)
Il faudrait là aussi parler du rôle essentiel de la Grâce... comme l'évoque le Psaume " si Dieu ne bâtit la maison c'est en vain que travaillent les hommes... Dieu comble son bien-aimé quand il dort... "( Psaume 126)
Ainsi le désir n'est pas l'expression d'un manque au sens
privatif...
c'est l'expression d'une plénitude qui ne saurait jamais s'auto-satisfaire de ce qu'elle
possède...
Jésus ne disait-il pas :
" Si l'on vous interroge
quel est le signe de votre Père qui est en vous ?
C'est un mouvement et c'est un repos" (le repos étant ici la participation à l'Être)
( évangile de Thomas)
P.S. Il serait intéressant pour aller plus loin sur le problème du désir de consulter le chapitre consacré au Bouddhisme qui devant le même problème a une réponse entièrement différente mais cependant très intéressante pour celui qui est en marche vers le Réel...
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Ce texte est inspiré des idées du Père Leloup et de son livre " introduction aux vrais philosophes" paru chez Albin Michel et que je vous invite vivement à consulter et à méditer...