Rapa Nui
Tepito-Te-Henua, ombilic de l'immensité,
atelier de la mer, diadème éteint.
De la scorie de tes volcans, le front de l'homme
monta plus haut que l'Océan,
les yeux crevassés de la pierre prirent les dimensions du monde cyclonal,
et ce fut une main centrale
qui dressa la pure et suprême grandeur de tes statues.
Ta roche religieuse fut taillée
vers toutes les issues de l'Océan
et les visages de l'homme apparurent
des entrailles des îles surgissant,
naissant du vide des cratères,
les pieds entravés au silence.
Ils furent factionnaires. Ils arrêtèrent
le cycle des eaux déferlant
de tous les domaines humides.
La mer retint, devant les masques,
ses arbres bleus et tempétueux.
Nul hormis les visages n'habita
le cercle du royaume. Il était muet
comme l'entrée d'une planète,
le fil qui bâillonna cette bouche insulaire.
Ainsi, dans la clarté de l'abside marine
la fable de pierre décore
l'immensité de ses médailles mortes,
et les petits rois qui érigent
cette monarchie solitaire
pour l'éternité de l'écume,
retournent à la mer dans la nuit invisible,
rentrent dans leurs tombeaux, sarcophages de sel
Et seul le poisson-lune qui mourut sur le sable,
seul le temps qui mord les moais ,
seule l'éternité dans son gîte des grèves
ont le secret des mots
la lumière arrêtée, le labyrinthe mort,
les clefs de la coupe engloutie.
( Pablo Neruda)
Je suis le
constructeur des statues.
Je n'ai pas de nom.
Ni de visage : le mien s'est égaré, il a couru
de ronce en ronce et a grimpé, s'imprimant sur les pierres.
Elles ont mon visage pétrifié, la grave
solitude de ma patrie, elles ont la peau de l'Océanie.
Elles ne veulent rien dire, elles ont voulu seulement naître
avec leur volume de sable et durer,
destinées au temps et au silence.
Tu vas me demander si cette statue pour laquelle j'ai usé tant d'ongles et de
mains, de bras obscurs,
te garde une syllabe du cratère ou un parfum ancien, bien protégé par un signe
de lave ?
Il n'en
est rien, les statues sont ce que nous fûmes, ce que nous sommes,
nous, notre front qui regardait les vagues,
notre substance interrompue parfois et d'autres fois
continuée dans la pierre à nous autres pareille.
Ils furent différents, les petits dieux pervers,
poissons, oiseaux qui abusèrent le matin,
subtilisant les haches, brisant en leur stature
ces visages très hauts que la pierre conçut.
Abandonnons aux dieux le belliqueux caprice
de retarder les récoltes et d'entretenir
le sucre bleu de la fleur dans la danse.
Qu'ils lèvent et abaissent la clef de la farine
qu'ils imbibent les draps des alcôves nuptiales
de ce pollen mouillé qui danse, imperceptible,
dans le printemps de l'homme, printemps rouge.
Mais qu'à ces murs n'arrive, à ce cratère,
que toi, tailleur de pierre, ô tout petit mortel !
Cette chair-là et l'autre vont se consumer,
sans armure, la fleur peut-être périra,
quand aurore stérile, aride poussière, la mort
un jour viendra ceindre l'île orgueilleuse,
et toi, statue, fille de l'homme, tu resteras
à regarder de tes yeux vides qui montèrent
de l'une ou l'autre main des absents immortels.
Tu grifferas la terre et enfin surgira
la fermeté, et enfin l'ombre s'abattra sur la structure
comme sur une abeille colossale qui dévore
son propre miel perdue dans le temps infini.
Tes mains palperont la pierre et la sculpteront,
lui donnant l'énergie solitaire capable
de subsister, sans que les noms incréés s'usent.
Et d'une vie à une mort, pareillement,
amarrés dans le temps comme une main unique
qui ondule,
nous avons bâti la tour qui dort calcinée.
La statue qui grandit sur notre propre taille.
Regardez-les. Touchez cette matière. Ces lèvres
ont le même langage silencieux qui dort
dans notre mort, cette cicatrice de grès
que la mer et le temps tels des loups ont léchée.
Éléments d'un visage qui fut et demeure,
parties d'un être, grappe qui vainquit la cendre.
Ainsi naquirent ces vies qui taillèrent
leur alvéole, cellule dure dans la pierre.
Et ce regard a plus de sable que le temps.
Plus de silence que la mort entière dans sa ruche.
Elles furent le miel d'un dessein grave qui habitait
la radieuse clarté qui glisse aujourd'hui sur lapierre.
( Pablo Néruda)