Je place içi ce témoignage de la période d'errance et d'indécision qui précède toute vocation et spécialement la vocation érémitique; ce témoignage est vrai et avec des variantes bien sûr serai le même pour toute engagement à suivre la rude voie solitaire...

Puisse-t-il sous sa forme "moderne" servir de réconfort à ceux qui doutent et hésitent encore dans leur coeur.....

Merci à Laurent qui me l'a transmis et m'a donné l'autorisation de le publier sous cette forme "inhabituelle"...

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Personnages :

Alexandre
Emilie
Isabelle
Grégoire
Père Bruno
Stéphane
Thibault




Dans un café à Paris, Alexandre, âgé de trente ans, a donné rendez-vous à ses deux plus proches amis pour leur annoncer une importante décision.



GREGOIRE. Pardon ?!
ALEXANDRE. J'ai longuement réfléchi…
(Silence)
GREGOIRE. …C'est une blague ?
(Rires crispés de Grégoire et Stéphane. Alexandre est calme et détendu)
STEPHANE. Attends, attends, attends ! et Isabelle ?! 
(long silence)
ALEXANDRE. Isabelle… Elle comprend…
GREGOIRE. Arrête ! Tu es en train de nous dire que tu vas plaquer Isabelle, tes amis, ton boulot pour aller… pour aller vivre dans un monastère !? Que tu te passionnes pour la spiritualité, ce n'est pas nouveau ! mais que tu penses à rentrer chez… Comment les appelles-tu ? 
ALEXANDRE. Les Cisterciens.
GREGOIRE. Oui, que tu penses à rentrer chez les Cisterciens, c'est…
(silence)
STEPHANE. C'est insensé !
ALEXANDRE. Ils mènent une vie contemplative et solitaire, et cela répond vraiment à mon désir, voilà tout !
GREGOIRE. Mais tu ne supportes pas l'Eglise ! Tu nous l'as assez répété !
ALEXANDRE. C'est vrai… elle absolutise le texte au détriment de ce qu'ils visent ! Et alors ? Est-ce que cela va m'empêcher de me laisser guider par les écrits et la liturgie ! Et puis, de toutes façons, tous ces intermédiaires sont vivifiés et épurés au silence de la prière. J'ai soif de Dieu… non plus de ces querelles.
(Sourires narquois entre Stéphane et Grégoire) 
STEPHANE. Tu sais Alexandre, tu as toujours tout idéalisé ! Et puis… toi avec eux ! (rires) Tu es certainement le plus gros fêtard de nous trois… 
ALEXANDRE. Précisément… j'en ai peut-être vu les limites plus vite…
(Silence)
STEPHANE. Il n'empêche… Je t'imagine mal avec ces moines…
GREGOIRE (malicieux) Et ton Dieu… tu ne peux pas le chercher ailleurs qu'entre quatre murs ? 
ALEXANDRE. Mon Dieu ? Tu sais, Dieu te concerne autant que moi… Evidemment, si tu continues à l'imaginer en vieil homme barbu, tu fais bien de continuer à le rejeter… Moi, j'y vois le Mystère de nos vies, une Réalité aimante source de toute chose. Quant aux quatre murs, je n'ai jamais prétendu qu'ils renfermaient Dieu; je crois seulement, qu'entre eux, je peux y trouver une Paix qui me le fera mieux vivre…
GREGOIRE. M'ouais…
STEPHANE. Grégoire a quand même raison au fond !… Rien ne t'interdit d'aller à la campagne vivre dans le calme !
GREGOIRE. J'ai un cousin qui n'a pas supporté sa vie de jeune séminariste ! Il a tout arrêté au bout de deux ans ! Ce serait peut-être intéressant que tu le rencontres ? Rien de tel qu'un petit témoignage pour te faire atterrir ! 
STEPHANE. C'est une bonne idée ! On fera ça chez moi ! Emilie sera contente de vous voir ! Venez donc prendre l'apéritif samedi ?
GREGOIRE. J'espère que Thibault sera libre. 
ALEXANDRE. Bon… si vous voulez.
GREGOIRE. Parfait ! 


***


Deux heures plus tard, Stéphane est dans le salon de son appartement où Emilie, sa femme, lit le journal.


STEPHANE. Tu ne devineras jamais ! 
EMILIE. Quoi donc ?
STEPHANE. Alexandre souhaite se faire moine ! 
(Silence)
STEPHANE. Tu entends ?
EMILIE. Oui…
STEPHANE. Qu'est-ce que tu en penses ?
(Silence)
EMILIE. Cela ne m'étonne pas.
(Stéphane, jusqu'alors éloigné, se rapproche de sa femme)
STEPHANE. Cela ne t'étonnes pas ! Tu sais pourtant bien qu'Alexandre est le type même du bon vivant ! Jamais il ne supportera une telle existence, il aime trop la vie ! 
EMILIE. Ce n'est peut-être pas incompatible…
STEPHANE. J'aimerais bien que tu m'expliques ça ! 
EMILIE. Alexandre n'a jamais été satisfait, toujours en quête, dans sa vie professionnelle comme dans sa vie sentimentale et je crois précisément qu'il en a fait le tour !
STEPHANE. Il nous l'a déjà laissé entendre…
EMILIE. Seul l'absolu de ce Dieu dont il nous parle si souvent comblera sa soif. Et l'énergie dont tu parles lui sera à mon avis bien utile pour affronter le temps et l'espace déformés de la vie qu'il entend mener.
STEPHANE. Peut-être as-tu raison… On aura de toutes façons bientôt l'occasion d'en reparler puisqu'il vient prendre l'apéritif avec Grégoire et son cousin, tu sais, l'ancien séminariste qu'il nous a présenté l'été dernier.
EMILIE. Et ils viennent quand ?
STEPHANE. Samedi, à 19h.



* * *


Même appartement, samedi soir.


EMILIE. (elle sert à boire à Thibault) Tenez ! pour vous !
THIBAULT. Merci (à Emilie). Oui, c'est vrai (à Alexandre) ! J'ai un très mauvais souvenir de mon expérience au séminaire… Je n'y ai cependant pas perdu ma foi, elle s'est seulement allégée ! Si je reste convaincu que Jésus est le seul à incarner la Parole de Dieu, je ne crois plus guère en un certain nombre de dogmes… Mais… comme je le disais déjà à Grégoire au téléphone, je me demande si c'est bien le moment de vous parler de tout ça !
ALEXANDRE. (malicieux) Rassurez-vous ! Au risque de vous surprendre, j'aurais plutôt tendance à dépasser vos propos; je trouve même excessif d'affirmer que Jésus seul manifeste le Verbe…
THIBAULT (déconcerté) Mais… c'est le fondement même de…
GREGOIRE. Alexandre a toujours été un peu facétieux !
ALEXANDRE. Tu n'y es pas Grégoire. 
STEPHANE. Mais enfin quoi Alexandre ! On ne peut tout de même pas se dire Chrétien et a fortiori vouloir être moine si…
THIBAULT. …Si l'on affirme que Jésus n'est pas la seule et unique incarnation de Dieu !
EMILIE. Il faut reconnaître que tu n'es pas très clair Alexandre !
ALEXANDRE. Je dis simplement qu'un moine peut très bien chercher Dieu en appréhendant Jésus à sa façon… 
STEPHANE. C'est à dire ?
ALEXANDRE. Eveillé à sa Réalité intime, Jésus est avant tout pour moi un éveilleur… En renonçant à lui, dans le don quotidien de soi, Jésus incarne un chemin de transparence à la Présence éternelle. Dans ses pas, nos vies peuvent être un chemin vers leur Source. Oui, Jésus en son humanité incarne la Parole de Dieu… mais pourquoi voulez-vous qu'il soit le seul et qu'en savez vous ?
THIBAULT. C'est là notre foi !
ALEXANDRE. Jésus n'a jamais demandé de croire en cela ! Il exhorte seulement chacun de nous à le suivre en mourant à nous-mêmes.
(silence)
GREGOIRE. Et… Et que fais-tu des autres dogmes ?
ALEXANDRE. Je les mets à leur place ! Les béquilles sont utiles… mais un temps seulement. Et je vous l'ai déjà dis à tous les deux ! Tous ces discours et discussions ne m'intéressent plus… L'Eglise se centre sur Jésus ? Je constate que Jésus s'est centré sur Dieu. L'Eglise annonce sa Personne ? J'entends que Jésus annonce le Règne de Dieu pour qui a foi en lui et s'attache a son enseignement ! L'Eglise évoque la qualité de Fils unique du Christ ? Je vois surtout que Jésus insiste sur l'unicité d'une Présence vivante en chacun, une Présence si intime qu'il l'appela du nom de Père ! 
(silence)
EMILIE. Je doute cependant qu'un tel Credo fasse l'unanimité dans ton monastère…
ALEXANDRE. De toutes les manières, je n'y vais pas pour le proclamer mais pour essayer de le vivre…
THIBAULT. A mon avis, vous faites fausse route… Pour le dire peut-être un peu brutalement, votre profession de foi n'est guère chrétienne... D'évidence, elle ne vous autorise pas à faire partie d'une communauté cistercienne.
EMILIE. A vous entendre, je me dis que vous avez bien fait de renoncer à parler de Dieu ! 
STEPHANE. Du calme Emilie.
(silence)
EMILIE. Excusez-moi, j'ai peut-être été un peu vive… mais je ne comprends pas comment vous pouvez être aussi péremptoire !
THIBAULT. (froid) Il y a un minimum de vérités intangibles !
EMILIE. Vous croyez sérieusement que l'Absolu peut-être enfermé, délimité une bonne fois pour toute et avec de simple mots !
THIBAULT. Si l'on ne s'en tient pas à quelques affirmations claires, alors tout vaut tout et en matière de religion on tombe vite dans le syncrétisme !
ALEXANDRE. Entre le syncrétisme qui mélange toutes les religions et l'idolâtrie conceptuelle, il y a tout de même de la marge… On peut admettre la relativité des discours sur Dieu et en privilégier, personnellement, un plutôt qu'un autre. 
THIBAULT. Mais le christianisme n'est pas une religion comme les autres ! 
EMILIE. Les autres sont imparfaites ?
THIBAULT. Exactement !
ALEXANDRE. Ce sont toutes les religions qui sont imparfaites. Il n'existe pas d'exposés ou de mythes adéquats ! Avec ses mots, le Christianisme communique certainement une des plus hautes expériences humaines de Dieu. Mais, à leurs façons, il est bien d'autres Ecritures sacrées comme les Upanishads qui évoquent de telles expériences ! 
THIBAULT. Mais en Jésus, c'est le Fils même de Dieu qui s'est manifesté !
ALEXANDRE. Je me demande ce que tu entends exactement par cette idée de Fils de Dieu… 
(silence) 
ALEXANDRE. (perdu dans ses pensées) Oui… Jésus s'est éveillé au Père, à la Réalité en soi, il s'est reconnu Fils en plénitude…



* * *


Alexandre avec le Père Abbé.



PERE BRUNO. J'ai lu ta lettre avec grande attention Alexandre.
(long silence)
PERE BRUNO. Pourquoi souhaites-tu nous rejoindre ?
(long silence) 
ALEXANDRE. Je ne sais qu'une chose… j'ai soif de cet Eveil au Père et j'ai foi en l'enseignement de Jésus pour qui il n'est pas d'Eveil sans renoncement à soi. L'amour des autres et l'abandon de sa volonté étant les modes d'un même dépouillement, j'ai choisi le détachement cistercien…
(silence)
PERE BRUNO. Certes, au fil de ses paraboles, Jésus invite le vieil homme, l'ego, à s'effacer pour laisser être ce qu'il recouvre… mais… cela ne me dit toujours pas pourquoi tu as choisi notre Ordre ? 
ALEXANDRE. Plutôt que de se dévêtir progressivement afin de s'habituer à l'inconfortable nudité, ils se mettent nus puis apprennent à l'accepter… C'est cette voie que je souhaite emprunter…
PERE BRUNO. (songeur) Belle image… (silence) Elle montre aussi le précipice que notre voie escarpée ne cesse de longer… Vois-tu Alexandre, cette nudité soudaine, la solitude, le silence ne peut pas convenir à tous. Certains, insuffisamment solides, pourraient tisser dans un faux équilibre de nouveaux costumes… Et puis, il y a encore ceux qui trouvent dans la dureté de notre vie une vieille toge, celle du héros… Les arguments sont nombreux pour qui se drape ainsi…
(très long silence) 
PERE BRUNO. On t'attendra Dimanche après-midi Alexandre.



***


Alexandre chez Emilie et Stéphane


EMILIE. C'est donc maintenant certain ? 
ALEXANDRE. En fait, pendant quelques mois, je suis invité à partager leur vie. Au terme de cette période, un choix devra être fait.
EMILIE. Et comment s'est passée cette première rencontre ?
ALEXANDRE. (large sourire) Comme je l'espérais Emilie…
STEPHANE. Lors de cette discussion, le problème soulevé samedi par Thibault ne s'est donc pas posé ?
ALEXANDRE. Tu sais Stéphane, si tu avais pu rencontrer cet homme, tu saurais qu'il est sourd au bruit des mots, au bruits des censeurs du Vatican et de leurs épigones… son regard exprime tout… (Alexandre rêveur) tout oui… et en particulier que Dieu se vit et non se décrit... Alors… les problèmes théologiques et l'Eglise… 
EMILIE. On te reverra quand même ?
ALEXANDRE. Si je change d'avis ou s'ils ne veulent pas de moi…Oui…
STEPHANE. C'est complètement dingue cette histoire ! s'enterrer vivant !
ALEXANDRE. Je ne vais pas m'enterrer !
STEPHANE. (amer) Tu parles…
ALEXANDRE. Ecoute-moi Stéphane… (silence) Je crois qu'il existe différentes façons de vivre le " Je " que tu prononces continûment. Comme l'enseigne Jésus avec les mots de sa culture et… de son public… le Royaume de Dieu, la Réalité en soi n'appartient ni au passé ni à l'avenir, ne se trouve ni à l'intérieur de nous, ni à l'extérieur… Elle EST là au cœur de tout et il suffit de regarder les choses sans égoïsme pour la vivre en pleine conscience. (silence) En décidant de mener cette vie solitaire et silencieuse, j'essaye seulement d'adopter ce nouveau regard : renoncer à satisfaire mon corps, ma personnalité soucieuse de succès, c'est précisément changer de perspective. C'est ne plus faire grand cas de celui auquel je m'identifie, abandonner ce carrefour d'exigences multiples à la surface de mon être. (long silence) Un jour peut-être, en mon fond, si Dieu le veut, un " Je " nouveau viendra peut-être à être prononcé : un " Je " à la dimension de sa source et non plus du ruisseau qu'elle abreuve…



***

Trois mois plus tard, entrevue entre le Père Bruno et Alexandre au terme de sa retraite.


PERE BRUNO. Je comprends…
ALEXANDRE. Plus que la solitude, le nombre et surtout le contenu des offices me pèsent trop…
(très long silence)
ALEXANDRE. Bien qu'au cours de mes précédentes retraites, les offices ne m'aient jamais vraiment parlé, je croyais sincèrement pouvoir m'habituer à cette forme de prière communautaire… à tous ces mots… à tous ces mots abruptes…
(silence)
PERE BRUNO. Les symboles doivent être dépassés Alexandre…
ALEXANDRE. Le silence n'est-il pas meilleure symbolique ?
(long silence)
PERE BRUNO. Il arrive un temps où celle-ci suffit en effet…
(long silence)
PERE BRUNO. Si c'est là ta vocation, il te faut savoir si tu y es prêt. 
(silence)
PERE BRUNO. Non loin de nos fermes, se trouve un ermitage. 



***